SECTION XIV

SIMON ET SON BIOGRAPHE HIPPOLYTE

 

Ainsi que nous l'avons montré dans nos premiers volumes, Simon fut un disciple des Tanaim de Samarie et la réputation qu'il laissa, ajoutée à son titre de "Grand Pouvoir de Dieu", témoigne de l'habileté et du savoir de ses Maîtres. Mais les Tanaïm étaient des Cabalistes de la même école que Jean, de l'Apocalypse, qui apportait le plus grand soin à cacher, autant que possible, le sens réel des noms que renfermaient les Livres mosaïques. En tout cas les calomnies si jalousement répandues contre Simon le Magicien, par les auteurs et compilateurs inconnus des Actes et autres écrits, ne purent fausser la vérité au point de cacher le fait qu'aucun chrétien ne pouvait rivaliser avec lui en exploits thaumaturgiques. L'histoire que l'on raconte et d'après laquelle il aurait fait une chute, en volant dans les airs, se serait brisé les deux jambes et se serait ensuite suicidé, est ridicule. La postérité n'a connu qu'une des versions du récit. Si les disciples de Simon étaient entendus à leur tour, nous découvririons peut-être que ce fut Pierre qui se brisa les deux jambes, mais ce qui combat cette hypothèse, c'est que nous savons que cet Apôtre fut trop prudent pour s'être risqué à venir à Rome. De l'aveu de plusieurs auteurs ecclésiastiques, aucun Apôtre n'accomplit jamais de pareilles "merveilles surnaturelles", mais les gens pieux verront là bien entendu, une preuve de plus que s'était le Diable qui agissait par l'intermédiaire de Simon. Il fut accusé de blasphème contre le Saint-Esprit simplement parce qu'il présentait comme le "Saint-Esprit" le Mens (l'Intelligence) ou "la Mère de toute chose", mais nous trouvons la même expression employée dans le Livre d'Enoch, dans lequel, par opposition au "Fils de l'Homme", il parle du "Fils de la Femme". Dans le Codex des Nazaréens et dans le Zohar, ainsi que dans les Livres d'Hermès, la même expression est employée et même dans l'apocryphe Evangile des Hébreux nous lisons que Jésus admettait le sexe féminin du Saint-Esprit en employant l'expression "ma Mère, le Saint- Pneuma".

Après de longs siècles de négation, l'existence réelle de Simon le Magicien a enfin été démontrée qu'il ait été Saül, Paul ou Simon. On a découvert en Grèce un manuscrit où il [V 132] est question de lui sous ce dernier nom et qui a mis un terme à de plus amples spéculations.

Dans son Histoire des Trois Premiers Siècles de l'Eglise 209, M. de Pressensé donne son opinion sur cette nouvelle relique du Christianisme primitif. En raison des nombreux mythes qui abondent dans l'histoire de Simon, – dit-il, – de nombreux théologiens (parmi les Protestants, aurait-il dû ajouter) en ont conclu que cette histoire n'était guère qu'un habile tissu de légendes, mais il ajoute :

Il semble qu'elle renferme des faits positifs, aujourd'hui certifiés par le témoignage unanime des Pères de l'Eglise et par le récit Hippolyte découvert récemment 210.

Ce manuscrit est bien loin d'être flatteur pour le fondateur supposé du Gnosticisme occidental. Tout en reconnaissant à Simon de  grands pouvoirs, il le flétrit comme étant un prêtre de Satan – ce qui suffit à prouver que ce manuscrit fut rédigé par un chrétien. Cela prouve aussi que, tout comme un autre "serviteur du Malin", – ainsi que Manès est qualifié par l'Eglise, – Simon était un chrétien baptisé : mais qu'étant tous deux trop versés dans les mystères du véritable Christianisme primitif, ils furent persécutés pour ce motif. Le secret d'une telle persécution était alors aussi transparent qu'il l'est aujourd'hui pour ceux qui étudient la question avec impartialité. Voulant conserver son indépendance, Simon ne pouvait se soumettre à la direction ou à l'autorité d'aucun Apôtre, surtout à celle de Pierre ou de Jean, le fanatique auteur de l'Apocalypse. Cela donna lieu à des accusations d'hérésies suivies de "l'anathème Maranatha". Les persécutions de l'Eglise ne furent jamais dirigées contre la Magie lorsqu'elle était orthodoxe ; car la nouvelle théurgie, établie et réglée par les Pères, que la Chrétienté connaît maintenant sous le nom de "grâce" et de "miracles", était, et est encore quand elle se produit, seulement de la Magie – tant consciente qu'inconsciente. Les phénomènes qui ont été transmis à la postérité sous le nom de "miracles divins" furent accomplis à l'aide de pouvoirs acquis par une grande pureté de vie et par l'extase. La prière et la contemplation, jointes à l'ascétisme, sont la meilleure discipline pour devenir un Théurgiste, quand il n'y a pas d'initiation régulière. Une prière intense en vue d'atteindre un but donné n'est, en effet, qu'une intense volonté, qu'un intense désir, qui aboutit à la Magie inconsciente, George Müller, de Bristol, l'a prouvé à notre époque. Mais les "miracles divins" sont produits par les mêmes causes qui engendrent des  effets de Sorcellerie. Toute la différence réside dans les effets bons ou mauvais que [V 133] l'on vise, et dépend de l'acteur qui les produit. Les foudres de l'Eglise n'étaient dirigées que contre ceux qui s'écartaient des formules et s'attribuaient à eux-mêmes la production de certains effets merveilleux, au lieu d'en faire remonter la paternité à un Dieu personnel ; aussi les Adeptes en Arts magiques qui agissaient sous sa direction et sous ses auspices ont été présentés à la postérité et à l'histoire comme des saints et des amis de Dieu et tous les autres furent honteusement chassés de l'Eglise et condamnés à la calomnie et à la malédiction éternelles depuis leur époque jusqu'à nos jours. Le dogme et l'autorité ont toujours été la malédiction de l'humanité, le grand éteignoir de la lumière et de la vérité 211.

Ce fut peut-être la constatation d'un germe de ce qui devint plus tard, au sein de l'Eglise naissante, le virus d'une soif de pouvoir et d'une ambition insatiables, virus qui atteignit son apogée dans le dogme de l'infaillibilité, ce fut peut-être cette constatation qui força Simon et tant d'autres à rompre avec elle dès sa naissance. Les sectes et les discordes commencèrent durant le premier siècle. Tandis que Paul blâmait ouvertement Pierre, Jean calomniait les Nicolaïtes sous le voile de vision, et y faisait déclarer à Jésus qu'il les haïssait 212. Aussi accorderons-nous peu d'attention aux accusations lancées contre Simon dans le manuscrit découvert en Grèce.

209 Op. cit., II, 395.

210 Cité par de Mirville, Op. cit., VI, 41 et 42.

 211 M. St-George Lanc-Fox a admirablement exprimé cette idée dans son éloquent appel aux nombreuses écoles et sociétés rivales de l'Inde. "Je suis convaincu, dit-il, que le motif principal, si vaguement que l'on puisse l'entrevoir, qui vous a poussés à prendre l'initiative de ces mouvements, fut une révolte contre l'établissement tyrannique et presque universel, dans toutes les institutions sociales et prétendues religieuses qui existent, d'une autorité usurpée sous une forme externe quelconque, pour supplanter et obscurcir la seule autorité réelle et finale, l'intime esprit de vérité révélé à chaque âme individuelle, la véritable conscience en fait, cette suprême source de toute la sagesse humaine et de tout le pouvoir humain, qui élève l'homme au-dessus du niveau de la brute". (To the Members of the Arya Samâj, the Theosophical Society, Brahmo and Hindu Samâj, and other Religions and Progressive Societies in India).

212 Apocalypse, II, 6.

 

Il porte pour titre : Philosophumena. Son auteur, que l'Eglise grecque croit être saint Hippolyte, est qualifié "d'hérétique inconnu" par les Papistes, simplement parce que, dans ce manuscrit, il parle "très calomnieusement" du pape Calixte, saint lui aussi. Les Grecs et les Latins n'en sont pas moins d'accord pour déclarer que les Philosophumena sont une œuvre extraordinaire et pleine d'érudition. Les meilleures autorités de Tubingen se sont portées garantes de son antiquité et de son authenticité.

Quel qu'en ait été l'auteur, voici comment il s'exprime en parlant de Simon : [V 134]

Simon, homme très versé dans les arts magiques, trompa beaucoup de gens, en partie grâce aux artifices de Thrasimèdes 213 et en partie avec l'aide de démons 214... Il décida de se faire passer pour un Dieu... Aidé par ses mauvais artifices, il tira profit non seulement des enseignements de Moïse, mais encore de ceux des poètes... Ses disciples emploient ses charmes jusqu'à présent. Grâce à des incantations, à des philtres, à leurs caresses 215 attrayantes et à ce qu'ils  appellent "sommeils", ils envoient des démons pour  influencer tous ceux qu'ils veulent fasciner. Ils emploient dans ce but ce qu'ils appellent des "démons familiers 216".

On lit plus loin, dans le même manuscrit :

Le Magicien [Simon] faisait écrire leur question sur une feuille de parchemin à ceux qui désiraient interroger le démon ; cette feuille, pliée en quatre, était jetée dans un brasier ardent, afin que la fumée en révélât le contenu à l'Esprit (démon) (Philos., IV, iv). Des poignées d'encens étaient jetées sur les charbons ardents, le magicien y ajoutait, sur des morceaux de papyrus, les noms hébreux des Esprits auxquels ils s'adressait et le tout était dévoré par les flammes. Peu après, l'Esprit divin semblait s'emparer du Magicien, qui articulait des invocations inintelligibles et, dans cet état, il répondait à toutes les questions – alors que des apparitions fantastiques surgissaient souvent au-dessus du brasier flamboyant (ibid., III) ; d'autre fois, du feu descendait du ciel sur des objets préalablement désignés par le Magicien (ibid.), ou bien la divinité évoquée traversait la pièce, en traçant dans son vol des orbites flamboyantes (ibid., IX) 217.

213 Cet "art" n'a rien de commun avec la jonglerie telle qu'on la définit de nos jours : il s'agit d'une sorte de jonglerie psychologique, si jonglerie il y a, dans laquelle la fascination et les charmes étaient employés dans le but de provoquer des illusions. C'est de l'hypnotisme sur une large échelle.

214 L'auteur affirme ici sa conviction chrétienne.

215 Evidemment des passes magnétiques, suivies de catalepsie et de sommeil.

216 "Elémentals" qu'employaient les plus hauts adeptes pour accomplir un travail mécanique et non pas un travail intellectuel, de même qu'un physicien emploie des gaz et d'autres corps composés.

 

Jusque-là, ces descriptions concordent avec celle que donne Anastase le SinWite :

On voyait Simon faire marcher des statues ; se précipiter dans les flammes sans être brûlé ; métamorphoser son corps en celui de divers animaux [lycanthropie], faire apparaître des fantômes et des spectres durant des banquets ; faire déplacer d'un point à un autre le mobilier des chambres par des esprits invisibles. Il prétendait être escorté par un certain nombre d'ombres auxquelles il donnait le nom d' "âmes des décédés". Enfin, il avait l'habitude [V 135] de voler dans les airs... (Anast., Patrol. grecque, vol. LXXXIX, col. 523, quest.XX) 218.

Suétone dit dans son Néron :

A cette époque un Icare tomba, lors de sa première ascension, près de la loge de Néron et l'inonda de son sang 219.

Cette phrase, qui a évidemment trait à un malheureux acrobate qui perdit son équilibre et fit une chute, est présentée comme une preuve que ce fut Simon qui tomba 220, mais le nom de ce dernier était certainement trop célèbre, si nous en croyons les Pères de l'Eglise, pour que l'historien se soit borné à en parler comme d'un "Icare". L'auteur sait parfaitement qu'il existe à Rome un endroit appelé le Simonium, situé près de l'Eglise des Saints Cosme et Damien (Via Sacra) et près des ruines de l'ancien temple de Romulus, où l'on montre jusqu'à présent les fragments d'une pierre, sur laquelle on prétend que s'imprimèrent les deux genoux de l'Apôtre Pierre lorsqu'il s'agenouilla pour adresser des actions de grâce après sa prétendue victoire sur Simon ; mais que peut valoir cette exhibition ? Au lieu des fragments d'une pierre, les Bouddhistes de Ceylan montrent, sur le Pic d'Adam, un rocher tout entier sur lequel se voit une autre empreinte. Sur le sommet du pic se trouve un rocher supportant un énorme bloc et sur ce bloc se voit, depuis près de trois mille ans, l'empreinte sacrée d'un pied de cinq pieds de long. Pourquoi n'accorder aucun crédit à cette dernière légende, s'il nous faut accepter celle de saint Pierre ? "Prince des Apôtres" ou "Prince des Réformateurs" ou même "Premier-Né de Satan", ainsi que l'on appelle Simon, tous ont droit à des légendes ou à des fictions. Il est toutefois permis de distinguer.

217 Citation empruntée à de Mirville, op. cit. VI, 43.

218 Ibid., VI, 45.

219 ibid. 46.

220 Amédée Fleury ; Rapports de saint Paul avec Sénèque, II 100. Tout ceci est un résumé emprunté à de Mirville.

 

Que Simon ait pu voler, c'est-à-dire s'élever dans les airs durant quelques minutes, cela n'a rien d'impossible. Des médiums modernes ont accompli le même exploit, soutenus par une force que les Spirites persistent à appeler des "esprit", mais si Simon le fit, c'était à l'aide d'un pouvoir aveugle qu'il avait acquis par lui-même et qui prête peu d'attention aux prières et aux ordres d'Adeptes rivaux, sans parler des Saints. Le fait est que la logique va à l'encontre de la prétendue chute de Simon sur les prières de Pierre. En effet, s'il avait été publiquement vaincu par l'Apôtre, ses disciples l'auraient abandonné après une telle preuve d'infériorité et seraient devenus des chrétiens orthodoxes ; mais l'auteur des Philosophumena, qui est précisément un de ces [V 136] chrétiens, établit cependant le contraire. Simon avait été si peu discrédité aux yeux de ses disciples et des masses, qu'il continua à prêcher journellement dans la Campanie romaine après sa prétendue chute du haut des nuages "bien au- dessus du Capitole", dans laquelle il ne s'était brisé que les jambes ! On serait tenté de s'écrier qu'une chute aussi heureuse était déjà assez miraculeuse.