LA THEOSOPHIE ET L'EDUCATION
Question – L'existence de la pauvreté et de la misère qui règnent partout, et spécialement dans [372] nos grandes villes, sert de base à l'un de vos arguments les plus puissants pour prouver l'inaptitude des religions d'occident, sous leur forme actuelle, et même, jusqu'à un certain point, celle de la philosophie matérialiste de notre époque, philosophie qui, en dépit de sa popularité, vous semble être "abomination de la désolation". Mais vous serez obligé d'admettre certainement que l'on a déjà largement contribué, et que l'on travaille constamment, à l'amélioration de cet état de choses, au moyen de l'éducation et de la propagation de l'intelligence.
Réponse – Les générations futures ne vous seront guère reconnaissantes de cette "propagation de l'intelligence", et votre éducation présente ne sera pas d'une grande utilité aux pauvres masses affamées.
Question – Ah ! mais il nous faut du temps. Il y a quelques années à peine que nous avons commencé l'éducation du peuple.
Réponse – Alors, qu'elle a donc été l'œuvre de votre religion chrétienne, depuis le IVème siècle, puisque vous avouez que, jusqu'à ce moment, rien n'a été fait en faveur de l'éducation des masses, œuvre qui devrait être par excellence celle d'une église chrétienne, c'est-à-dire de ceux qui veulent suivre l'exemple du Christ ?
Question – Il y a du vrai dans ce que vous dites ; mais à présent...
Réponse – Considérons cette question de l'éducation [373] d'un point de vue large, et je vous prouverai que vous faites du mal, et non du bien, par la plupart de vos améliorations tant vantées.
Les écoles des enfants les plus pauvres, bien qu'infiniment moins utiles qu'elles ne pourraient l'être, sont néanmoins bonnes en comparaison du milieu ignoble auquel votre société moderne les condamne. L'infusion d'un peu de Théosophie pratique ferait cent fois plus de bien à ces pauvres masses souffrantes que toute cette effusion d'intelligence... inutile.
Question – Mais, réellement...
Réponse – Laissez-moi terminer, je vous en prie. Vous venez d'aborder un sujet qui nous tient fort au cœur, à nous autres, Théosophes, et il faut que je parle. J'avoue que, pour un petit enfant, né dans un quartier misérable, destiné à jouer dans le ruisseau et à grandir dans un milieu où il ne verra et n'entendra que des gestes grossiers, des paroles grossières – il y a un grand avantage à être placé journellement dans une salle d'école propre, gaie, ornée de gravures et même souvent de fleurs. Là, on lui enseigne la propreté, l'ordre, la douceur ; il apprend à chanter, à s'amuser avec des jouets qui éveillent son intelligence ; il apprend à, se servir adroitement de ses doigts ; on lui parle avec un sourire, au lieu de le regarder d'un air courroucé ; on le reprend avec douceur, on le caresse, au lieu de lui dire des injures. Tout cela humanise les enfants, en [374] développant leur cerveau, et les rend par cela même plus sensibles aux influences morales et intellectuelles. Les écoles ne sont pas tout ce qu'elles pourraient et devraient être ; mais ce sont des paradis, en comparaison des demeures sur lesquelles elles réagissent peu à peu. Mais, si ce qui vient d'être dit peut s'appliquer avec justice à la plupart des écoles du Gouvernement, votre système, néanmoins, ne peut pas être assez blâmé.
Question – Soit ; veuillez continuer.
Réponse – Quel est le but véritable de l'éducation moderne ? Est-ce de cultiver et de développer l'intelligence dans la bonne direction ? d'enseigner aux déshérités et aux malheureux à porter avec courage le fardeau de la vie (que Karma leur a destiné) ? de fortifier leur volonté ? de leur inculquer l'amour du prochain et le sentiment de la solidarité et de la fraternité, de façon à former et à préparer ainsi les caractères pour la vie pratique ? Nullement. Et pourtant, tel est évidemment l'objet de toute vraie éducation ; personne ne le nie, tous ceux qui traitent cette question l'admettent et en parlent avec emphase ; – mais quel est le résultat pratique de leur œuvre ? Jeunes gens, enfants, jeunes instituteurs même, tous vous diront : "Le but de l'éducation moderne est de passer des examens", système qui ne conduit pas à une noble émulation, mais qui tend à faire naître la jalousie, l'envie, presque la haine, entre les jeunes compétiteurs, et qui les élève, par conséquent, [375] pour une vie d'égoïsme féroce, de luttes ayant pour objet les honneurs et le gain, au lieu d'éveiller en eux un sentiment de bienveillance pour leurs semblables.
Question – J'avoue que vous avez raison.
Réponse – Et que sont ces examens qui font la terreur de la jeunesse actuelle ? Ils se réduisent à une méthode de classification, au moyen de laquelle on obtient un catalogue des résultats de l'instruction scolaire ; en d'autres mots, c'est la méthode de la science moderne, dans son application pratique au Genus homo, qua intellect. Or, d'après les enseignements de la "science", cet intellect est le résultat des actions et réactions mécaniques de la matière du cerveau ; voilà pourquoi il n'est que logique que l'éducation moderne soit à peu près entièrement mécanique, en un mot, ne soit qu'une espèce de machine automatique destinée à la fabrication de l'intelligence au tonneau. Il n'est pas nécessaire d'avoir une grande expérience de ces examens pour démontrer que l'éducation obtenue ainsi n'est autre chose que l'exercice de la mémoire physique ; tôt ou tard toutes les écoles descendront à ce niveau-là.
Il est du reste impossible de cultiver la faculté de la pensée et du raisonnement, d'une manière saine et vraie, aussi longtemps qu'il faut juger de tout d'après les résultats d'examens compétiteurs.
D'un autre côté, l'éducation scolaire est de la plus grande importance pour former le caractère, [376] surtout en ce qui concerne son influence morale. Or, le système moderne est basé, du commencement jusqu'à la fin, sur les révélations soit disant scientifiques de "la lutte pour l'existence" et de "la survivance du plus fort". Chaque homme se voit, durant toutes les années de son jeune âge, élevé dans ces idées, par l'exemple et par l'expérience pratique, autant que par l'enseignement, de façon qu'il lui devient impossible de se défaire de l'impression que le "soi", le soi animal, personnel et inférieur, forme le but unique et la fin unique de la vie. Et voilà la source principale de toute cette misère, de ces crimes, de cet égoïsme effroyable, dont vous admettez l'existence autant que moi. Nous l'avons dit et redit, l'égoïsme est la malédiction qui pèse sur l'humanité ; c'est la mère féconde de tous les maux et de toutes les serres chaudes où l'on cultive cet égoïsme.
Question – Toutes ces généralités sont fort belles ; mais je donnerais la préférence à quelques faits, et je voudrais aussi savoir comment y porter remède.
Réponse – parfaitement ; je vais tâcher de vous satisfaire à cet égard. Il existe trois grandes divisions d'établissements scolaires : les pensions de l'Etat, les écoles mixtes et les collèges publics, qui parcourent tous les degrés de nuances et de combinaisons possibles, depuis l'instruction commerciale la plus grossière, jusqu'à l'instruction classique idéale. L'instruction pratique et commerciale [377] produit le côté moderne, tandis que l'ancienne instruction orthodoxe et classique étend sa pesante respectabilité jusqu'aux écoles normales. Ici, nous voyons que le côté commercial, scientifique et matériel supplante évidemment le côté orthodoxe et classique devenu stérile ; et il n'est pas difficile d'en trouver la raison.
Les objets poursuivis par cette branche d'éducation se résument en francs et centimes, ce sommum bonum du XIXème siècle ; par conséquent toute l'énergie produite par les cerveaux de ses adhérents se concentre sur un seul point, et forme, dans une certaine mesure, une armée bien organisée d'intellects cultivés et spéculatifs appartenant à une minorité d'hommes élevés dans l'antagonisme des masses ignorantes et naïves, destinées à être vampirisées, épuisées et tyrannisées par leurs frères plus intelligents.
Une telle éducation n'est pas seulement antithéosophique : elle est même ANTI-CHRÉTIENNE ; elle a pour résultat immédiat une surabondance de machines à fabriquer l'argent, dirigées par des hommes égoïstes, sans cœur – des animaux – qui ont été soigneusement dressés à guetter leur proie et à, profiter de l'ignorance de frères plus faibles qu'eux.
Question – Vous ne pouvez pas dire cela de nos grandes écoles publiques, en tous cas ?
Réponse – Pas tout à fait, j'en conviens ; mais, si la forme est différente, l'esprit qui règne est le [378] même : anti-théosophique et anti- chrétien, soit que Eton et Harrow produisent des hommes de science ou des théologiens.
Question – Mais vous n'appliquez sûrement pas l'épithète de "commercial" à Eton et à Harrow ?
Réponse – Il va sans dire que le système classique est avant tout respectable et n'est pas sans utilité à l'époque actuelle ; c'est toujours le système préféré de nos grandes écoles publiques, où l'on peut obtenir, non seulement l'éducation intellectuelle, mais encore une éducation sociale. Voilà pourquoi il est d'une haute importance que les enfants peu intelligents de parents riches et aristocratiques, soient élevés dans ces écoles pour rencontrer le reste de la jeunesse appartenant aux classes de "sang noble" et favorisées de la fortune. Malheureusement, le nombre des candidats rivaux est immense, même pour la simple admission ; car les classes riches augmentent, et les garçons pauvres, mais intelligents, cherchent à entrer dans les écoles publiques, au moyen de bourses, dans les écoles même, et de là aux Universités.
Question – Dans ce cas, les jeunes gens riches et sans capacité sont forcés de travailler encore plus que leurs camarades sans fortune ?
Réponse – C'est vrai ; mais, chose étonnante, les partisans du culte de la "survivance du plus fort" ne mettent pas leur croyance en pratique, car tous les efforts tendent à remplacer celui qui est capable par celui qui [379] est naturellement incapable. Ils détournent, par de grandes sommes d'argent, les meilleurs professeurs de ceux qui sont de droit leurs élèves, afin de faire préparer mécaniquement leur progéniture dénuée de capacité naturelle, pour des professions qui, de cette sorte, sont encombrées de gens inutiles.
Question – Et à quoi attribuez-vous tout cela ?
Réponse – Au système pernicieux qui élève les jeunes gens pour telle ou telle profession, sans se préoccuper de leurs talents et de leurs dispositions naturelles. Le pauvre petit aspirant que l'on destine à ce paradis progressif d'instruction arrive presque tout droit de la Nourricerie au "Tour à forçats" d'une école préparatoire pour les fils de bonne famille. Là, il se trouve immédiatement saisi par les ouvriers de cette fabrique matério-intellectuelle, et bourré de syntaxe latine, française et grecque, de dates et de fables, de sorte que, s'il a quelque génie naturel, il en est rapidement débarrassé sous la pression des cylindres que Carlyle a si justement qualifiés de "paroles mortes".
Question – Mais, enfin, on lui enseigne aussi autre chose que des "paroles mortes", et beaucoup de ce qu'il apprend peut le conduire tout droit à la Théosophie, sinon dans la Société Théosophique même ?
Réponse – Pas beaucoup. Prenons l'histoire, par exemple, dont il n'obtiendra que la connaissance [380] de ce qui concerne sa propre nation, et cela suffisamment pour l'entourer d'une armure de fer, composée de préjugés contre tous les autres peuples, et pour le plonger dans les passions impures des annales de la haine nationale et de la soif du sang. – Sûrement, vous n'appelez pas cela Théosophie !
Question – Quelles objections avez-vous ensuite ?
Réponse – Ajoutez à cela un enseignement superficiel d'un choix de faits soi-disant bibliques, de l'étude desquels toute recherche intellectuelle a été éliminée. Ce n'est qu'une leçon de mémoire, tout simplement, le "pourquoi" du professeur n'exigeant que des circonstances et non des raisons.
Question – Néanmoins, je vous ai entendu dire que vous vous réjouissiez du nombre d'Athées et d'Agnostiques qui va croissant de jour en jour ; par conséquent, il semblerait que même les hommes formés par le système que vous blâmez de si bon cœur, apprennent à penser et à raisonner, après tout.
Réponse – Oui, mais ce résultat provient plutôt d'une heureuse réaction du système proprement dit. Dans notre Société, nous préférons infiniment des Agnostiques, et même de vrais Athées, aux bigots de n'importe quelle religion. L'intelligence d'un Agnostique est toujours prête à admettre la vérité ; tandis que cette même [381] vérité aveugle le bigot, comme les rayons du soleil éblouissent un hibou. Les meilleurs de nos membres, c'est-à-dire les plus philanthropes, les plus incères, les plus dévoués à la vérité, ont été et ont des Agnostiques et des Athées, des personnes qui ne croient pas à un Dieu personnel. Mais il n'y a pas de libres-penseurs parmi les jeunes garçons et les jeunes filles ; en général, la première éducation laisse des traces, et tend à borner et à déformer l'intelligence. Un système d'éducation sainement, dirigé devrait produire une intelligence libérale et vigoureuse, strictement guidée par la pensée juste et logique, et non par une foi aveugle.
Mais comment pourrez-vous vous attendre à de bons résultats, aussi longtemps que vous pervertirez la faculté de raisonnement de vos enfants, en leur ordonnant, le Dimanche, de croire aux miracles de la Bible, tandis que vous leur enseignez, pendant les six autres jours de la semaine ; qu'au point de vue scientifique, de telles choses sont impossibles ?
Question – Mais que faut-il donc faire ?
Réponse – Si nous avions de l'argent, nous fonderions des écoles qui donneraient au monde autre chose que des condamnés à la misère, sachant lire et écrire. Il faudrait qu'avant tout l'on enseignât aux enfants la confiance en soi-même, l'amour pour tous les hommes, l'altruisme, la charité mutuelle, et, plus encore que tout le [382] reste, il faudrait les former à penser et à raisonner par eux-mêmes. Nous réduirions le travail purement machinal de la mémoire à un minimum absolu ; et le temps serait employé à développer et à cultiver les sens et les facultés intérieures, ainsi que les capacités latentes. Nous tâcherions de traiter chaque enfant séparément et de l'élever de façon à obtenir le déploiement le plus égal et le plus harmonieux possible de ses facultés, afin que ses aptitudes spéciales eussent la chance d'atteindre leur entier développement naturel. Notre but serait de créer des hommes et des femmes Libres ; libres intellectuellement, libres moralement, dépourvus de tout préjugé, et, avant tout, affranchis d'égoïsme. Et nous croyons qu'une véritable éducation théosophique nous mènerait loin, sinon jusqu'au bout, sur cette route.