CHAPITRE IV

COSMOGONIES ORIENTALES ET ANNALES BIBLIQUES

 

"Rien n'est meilleur que ces MYSTERES, au moyen desquels, d'une vie tourmentée et difficile, nous sommes amenés à la mansuétude (humanité, bonté) et apaisés".

 (Cicéron, de Legibus, II, 14)

"Descends, O Soma, avec ce fleuve par lequel tu illumines le soleil... Soma, Océan de Vie, pénétrant tout, tu remplis le Soleil créateur de rayons".

 (Rig Véda, II, 145)

"...la Vierge merveilleuse monte, les cheveux dénoués, elle tient dans sa main deux épis de blé ; elle est assise sur un siège et donne le sein à un GARÇON, jeune encore ; elle le nourrit et lui donne à manger."

 AVENAR 378

 378 [Kircher, Œdip. ægypt., vol. II (1653), Part. II, p. 203.]

On prétend que le Pentateuque fut écrit par Moïse, et néanmoins il contient le récit de sa mort (Deutéronome XXXIV, 6) et dans la Genèse (XIV, 14) le nom de Dan est donné à une cité, que le livre des Juges (XVIII, 29) nous dit n'avoir reçu ce nom qu'à une date ultérieure, ayant été antérieurement connue sous le nom de Laish. Pourquoi nous étonner alors que le roi Josias ait déchiré ses vêtements lorsqu'il eut connaissance des livres de la Loi ; car il y avait aussi peu de Moïse en eux, qu'il y a de Jésus dans l'Evangile selon saint Jean.

Nous nous permettrons donc de présenter aux théologiens l'alternative suivante, en leur laissant faire leur propre choix, et nous nous engageons  à accepter leur décision. Mais ils devront admettre, ou que Moïse était un imposteur, ou que ses livres sont des faux, écrits à des époques différentes et par des personnages différents ; ou, encore, qu'ils fourmillent d'interpolations frauduleuses. Dans les deux cas, ces livres perdent tout droit à être traités comme une Révélation divine. Voici le problème, que nous citons de la Bible elle-même – la parole du Dieu de Vérité : "Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob, comme le Dieu Tout Puissant ; mais je n'ai pas été connu d'eux sous mon nom JEHOVAH" (Exode VI, 3), dit le Seigneur à Moïse. [190]

Ce renseignement a tout lieu de nous surprendre, car avant d'arriver au livre de l'Exode, nous lisons dans Genèse (XXII, 14) qu' "Abraham  donna à ce lieu" – où le patriarche se proposait d'égorger son fils unique – "le nom de JEHOVAH-jireh" ! (Jéhovah voit). Lequel des deux est le texte inspiré ? – Les deux ne peuvent l'être ; lequel des deux est un faux ?

Or, si Abraham aussi bien que Moïse n'avaient pas fait partie du même saint groupement, nous pourrions petit-être venir en aide aux théologiens en leur suggérant un moyen facile de sortir de cette impasse. Qu'ils appellent à leur aide les révérends Pères Jésuites, et spécialement ceux qui ont été missionnaires aux Indes ; ils ne seraient en aucune façon embarrassés. Ils nous diraient, tout bonnement, que sans doute Abraham avait entendu le nom de Jéhovah et l'avait emprunté à Moïse. Ne prétendent-ils pas avoir inventé le Sanscrit, édité Manou et composé la plus brande partie des Védas ?

Marcion, avec d'autres Gnostiques, soutenait l'imposture de la notion d'un Dieu incarné, et par conséquent, il niait la réalité corporelle du corps vivant du Christ. Son entité n'était qu'une simple illusion ; il n'était pas constitué de chair et d'os humains, et n'était pas né d'une mère humaine, car sa nature divine ne pouvait pas être souillée du contact de la chair pécheresse 379. II reconnaissait en Paul le seul apôtre prêchant le pur Evangile de la Vérité, et, accusait tous les autres disciples de "dénaturer la pure forme des doctrines de l'Evangile, ainsi que Jésus les avait données, et de faire un mélange de la Loi avec les paroles du Sauveur" 380.

 379 Tertullien, Adv. Marci, III 8 et seq.

380 Sup Rel., vol. II, p. 107. Tertullien, Adv. Marc., IV, III. Cf. Irénée, adv. Hær, III, 162 ; III, XII, 12.

 

Ajoutons, enfin, que les Critiques bibliques modernes, qui ne sont malheureusement devenus vraiment actifs et sérieux que vers la fin du siècle dernier, admettent généralement que le seul texte que Marcion ait connu des Evangiles, celui de Luc, est bien supérieur et plus exact que tous nos synoptiques actuels. Nous lisons dans Supernatural Religion la phrase suivante, qui ne laissera pas d'étonner tous les Chrétiens : "Nous sommes, par conséquent, redevables à Marcion de la version correcte même de l'Oraison Dominicale, la prière du Seigneur" 381.

Si nous laissons de côté, pour le moment, les fondateurs les plus marquants des sectes chrétiennes et que nous nous tournions vers les Ophites, lesquels prirent une forme définie du temps de Marcion, et des Basilidéens, nous pouvons y voir la raison des hérésies de toutes les autres. De même que tous les autres Gnostiques, [191] ils rejetaient, dans son entier, la Bible mosaïque. Toutefois, à part quelques déductions originales de quelques autres des plus importants fondateurs des diverses branches du Gnosticisme, leur philosophie n'avait rien de nouveau. Passant par la tradition cabalistique chaldéenne, elle prit ses matériaux dans les livres hermétiques, et ses spéculations métaphysiques suivant encore plus loin en arrière, nous la voyons patauger dans les doctrines du Manou, et la genèse primitive hindoue antésacerdotale. Beaucoup d'éminents savants sur l'antiquité, font remonter les philosophies gnostiques  jusqu'au Bouddhisme, ce qui n'amoindrit en aucune manière ni leurs arguments, ni les nôtres. Nous le répétons encore une fois, le Bouddhisme n'est que la source primitive du Brahmanisme. Ce n'est pas contre les Védas primitifs que protesta Gautama. C'est contre la religion d'Etat officielle et sacerdotale ; et les Brahmanes, afin de faire place aux castes et leur donner de l'autorité, remplirent, à une période ultérieure, les anciens manuscrits de shlokas interpolées, par lesquelles ils voulaient prouver que les castes avaient été pré-déterminées par le Créateur, par le fait que chaque classe d'hommes était issue d'un des membres plus ou moins nobles de Brahma. La philosophie de Gautama était celle qui, depuis les temps immémoriaux, était enseignée dans le secret impénétrable des sanctuaires intérieurs des pagodes. Ne nous étonnons donc pas de retrouver, dans tous les dogmes fondamentaux des Gnostiques, les doctrines métaphysiques tant du Brahmanisme que du Bouddhisme. Ils soutenaient que l'Ancien Testament était la révélation d'un être inférieur, d'une divinité subordonnée, et qu'il ne contenait pas une seule phrase de leur Sophia, la Sagesse Divine. Quant au Nouveau Testament, il avait perdu sa pureté lorsque les compilateurs se rendirent coupables d'interpolations, et qu'ils sacrifièrent la vérité divine à leurs fins égoïstes, et pour entretenir des querelles. Cette accusation ne manque pas de fondement pour celui qui est au courant de la  lutte constante entre les champions de la circoncision et de la "Loi", et les apôtres qui avaient abandonné le Judaïsme.

381 Supern. Relig., II, p. 126.

 

Les Gnostiques Ophites enseignaient la doctrine des Emanations, si répugnante aux partisans de l'unité dans la trinité, et vice-versa.  La Divinité Inconnue, pour eux, ne portait pas de nom ; mais sa première émanation féminine était appelée Bythos ou Profondeur 382. Elle  répondait à la Shékinah des Cabalistes, le "Voile" qui cache la "Sagesse" dans le cranium de la plus élevée des trois têtes. Comme la Monade de Pythagore, cette Sagesse [192] sans nom était la Source de la Lumière, et Ennoïa ou Mental est la Lumière elle-même. Celle-ci était aussi appelée "l'Homme Primitif", comme l'Adam-Kadmon, ou l'Ancien Adam de la  Cabale. Certes, si l'homme fut créé à l'image de Dieu, ce Dieu, alors, ressemblait à sa créature dans la forme et la figure, par conséquent, il est bien "l'Homme Primitif". Le premier Manou, celui qui évolua de Svayambhoû, "celui qui existe, non révélé, dans sa propre gloire", est aussi, dans un sens, l'homme primitif, pour les Hindous.

382 Nous reproduisons ces systèmes d'après un ancien diagramme conservé chez quelques Coptes et les Druses du Liban. Irénée avait, sans doute, de bonnes raisons pour défigurer leurs doctrines.

 

Par conséquent "l'innommé et le non-révélé", Bythos sa réflexion féminine et Ennoïa, le Mental révélé, procédant des deux premiers, ou leur Fils, sont les contreparties de la première triade chaldéenne,  ainsi que celles de la Trimourti brahmanique. Etablissons la comparaison ; dans les trois systèmes nous voyons :

LA GRANDE CAUSE PREMIERE, l'UN, le germe primordial, le non révélé, et le grand TOUT, existant par lui-même. Dans le :

 Panthéon hindou

Panthéon Chaldéen

Système Ophite

 Brahma-Dyaus                   Ilu, l'Aïn-Soph cabalistique

L'innommé, ou le Nom Secret

  Lorsque l'Eternel se réveille de son sommeil et désire se manifester, il se sépare en mâle et femelle. Il devient alors dans chacun des systèmes :

 La DIVINITE BI-SEXUEE, le Père et Mère universel.

 

En Inde

En Chaldée

Système Ophite

Brahma

Eikon ou Aïn-Soph

Esprit sans nom

Nâra (mâle),

Anu (mâle),

Abrasax (mâle),

Nâri (femelle)

Anata (femelle)

Bythos (femelle)

De l'union des deux émane un troisième, le principe créateur, le FILS, ou le Logos manifesté, le produit du Mental Divin.

En Inde

En Chaldée

Système Ophite

Viraj, le Fils

Bel, le Fils

Ophis (autre nom pour Ennoïa), le Fils

 En outre, chacun de ces systèmes possède une trinité de trois mâles, chacun procédant séparément par lui-même d'une Divinité femelle. Ainsi, par exemple : [193]

 

En Inde

En Chaldée

Système Ophite

La Trinité – Brahma, Vichnou et Shiva, fondus en UN, qui est Brahma (genre neutre) créant et étant créé par la Vierge Nâri (la mère de la fécondité perpétuelle).

La Trinité – Anu, Bel, Hoa (ou Sin, Samas, Bin) fondus en UN, qui est Anu (bi-sexué) par la Vierge Mylitta

La Trinité consistait du Mystère, nommé Sigé, de Bythos et d'Ennoïa. Ces trois deviennent UN, qui est Abrasax, de la Vierge Sophia (ou Pneuma) qui est, elle même, une émanation de Bythos et du Dieu Mystère, et qui par eux émane Christos.

Pour le rendre plus clair, disons que le système babylonien admet, en premier lieu, l'UN (Ad ou Ad-ad) qu'on ne nomme jamais, mais qui est reconnu par la pensée, comme le Svayambhoû hindou. De celui-là il se manifeste comme Anu ou Ana, l'Unique au-dessus de tout, Monas. Vient ensuite le Démiurge nommé Bel ou El, qui représente la puissance active de la Divinité. Le troisième est le principe de la Sagesse, Hea ou Hoa, qui gouverne la mer et le monde inférieur. Chacun de ceux-ci a son épouse divine, qui nous donnent Anata, Belta et Davkina. Elles ne sont, toutefois, que comme les Shaktis et ne sont pas spécialement remarquées par les théologues. Mais le principe féminin est désigné par Mylitta, la Grande Mère, nommée aussi Ishtar. Ainsi avec les trois dieux mâles, nous avons une Triade ou Trimourti, et en y ajoutant Mylitta, l'Arba ou Quaternaire (la Tétraktys de Pythagore) qui rend le tout parfait et le potentialise. Nous avons ainsi les modes d'expression ci-dessus indiqués. Le diagramme chaldéen ci-dessous qui peut servir pour illustrer tous les autres :

 

Triade

Anu Bel Hoa

Mylitta - Arba-il ou

Dieu quadruple

 devient chez les Chrétiens :

 

Trinité

Dieu le Père Dieu le Fils

Dieu le Saint-Esprit

Marie, ou la mère de ces trois Dieux puisqu'ils ne font qu'un,

ou la Tétraktys Céleste Chrétienne,

 Par conséquent Hébron, la cité des Kabeiri, était appelée Kir-jath- Arba, la cité des quatre. Les Kabeiri étaient Axieros, le noble Eros, Axiokersos, (honorable orné de cornes, Axiokersa, Déméter et Kadmiel, Hoa, etc.

La Décade de Pythagore désignait le Arba-il, ou le Quaternaire divin, représenté par le Lingha hindou : Anu, 1 ; Bel, 2 ; Hoa, 3, qui font 6. La triade et Mylitta, représentant 4, font les dix.

Bien qu'ayant le titre d' "Homme Primitif", Ennoïa, de même que le Pimandre égyptien, est la "Puissance de la Pensée Divine", [194] la Première manifestation intelligible de l'Esprit Divin dans une forme matérielle, il est comme le "Fils Unique x du "Père Inconnu s de toutes les autres nations. Il est l'emblème de la première apparition de la Présence divine dans les œuvres de sa création, tangible et visible, et, par conséquent, compréhensible. Le Dieu-Mystère, ou la Divinité toujours non révélée par Sa pensée, féconde Bythos, la Profondeur insondable et infinie qui existe dans le silence (Sigé) et les ténèbres (pour notre intelligence) et cela représente l'idée abstraite de toute la nature, le Cosmos éternellement productif. Comme ni le principe masculin ni le féminin, réunis dans la notion d'une Divinité bi-sexuée dans les anciennes conceptions, n'eût été compréhensible pour une intelligence humaine ordinaire, la théologie de chaque peuple dut créer, pour sa religion, un Logos, ou Verbe manifesté, dans une forme quelconque. Pour les Ophites et les autres Gnostiques, qui prirent leurs modèles directement des anciens originaux, la Bythos non- révélée et sa contrepartie mâle produisirent Ennoïa, et les  trois produisirent, à leur tour, Sophia 383, complétant ainsi la Tétraktys, qui émanera Christos, essence même de l'Esprit Père. Sous son aspect de l'UN non révélé, ou Logos, caché dans son état latent, il a existé de toute éternité dans le Arba-il, l'abstraction métaphysique ; par conséquent, il est Un avec tous les autres en tant qu'unité, ceux-ci (tous inclusivement) portant indifféremment les noms de Ennoïa, Sigé (Silence), Bythos, etc. Sous son aspect révélé, il est Androgyne, Christos et Sophia (la Sagesse Divine), qui descend dans l'homme Jésus. Irénée nous montre que le Père, aussi bien que le Fils aimaient la beauté (formam) chez la femme primitive 384, qui est Bythos – la Profondeur – aussi bien que Sophia, et qui, à son tour, donna naissance conjointement à Ophis et Sophia (encore une unité bi-sexuée) la sagesse mâle et femelle, dont l'un est considéré comme le Saint-Esprit non révélé, ou ancienne Sophia – le Pneuma – l'intellectuelle "Mère de toutes choses" ; l'autre, le révélé, ou Ophis, représentant le type de la sagesse divine tombée dans la matière, ou l'Homme-Dieu, Jésus, que les Ophites représentaient par le serpent (Ophis).

383 Sophia est le prototype le plus élevé de la femme – la Première Eve spirituelle. Le système est renversé dans la Bible, et l'émanation intermédiaire ayant été omise, Eve est rabaissée à la simple humanité.

 

Fécondée par la Lumière Divine du Père et du Fils, l'esprit suprême et Ennoïa, Sophia produit à son tour deux autres émanations : l'une parfaite, Christos, la seconde imparfaite, Sophia-Achamoth 385 de תומכח hakhamoth (la Sagesse simple), qui devient la médiatrice entre les mondes intellectuel et matériel.[195]

384 Voir Irénée, livre 1, chap. 31, 33.

385 Dans les Gnostics de King, le système nous semble quelque peu erroné. L'auteur nous dit qu'il se fonde sur le Drei Programmen über die Abraxas Gernmen de Bellermann.

 

Christos était le médiateur et le guide entre Dieu (le Suprême) et tout ce qui est spirituel chez l'homme ; Achamoth – la plus jeune Sophia – remplissait les mêmes fonctions entre "l'Homme primitif", Ennoïa et la Matière. Ce qu'on donnait à entendre mystérieusement par le terme général de Christos, nous venons de l'expliquer.

Dans un sermon prêché à New York par le Révérend Dr Preston, pendant le "mois de Marie", il exprime la notion chrétienne du principe féminin dans la trinité, mieux et plus clairement que nous ne saurions le faire, et cela en substance, dans l'esprit des anciens philosophes "païens". Il dit que "le plan de la rédemption rendit la production d'une mère nécessaire, et que Marie se présente pré-éminemment comme le seul exemple où une créature fût nécessaire pour l'exécution de l'œuvre de Dieu". Nous nous permettons de contredire ce révérend. Ainsi que nous l'avons fait voir ci-dessus, toutes les théogonies "païennes" admettaient, depuis des milliers d'années, la nécessité de trouver un principe féminin, une "mère", pour le principe mâle trinitaire. Par conséquent, le Christianisme n'est pas le seul à fournir "l'unique  exemple" d'une semblable exécution de l'œuvre divine – bien que, comme le prouve cet ouvrage, il contînt plus de philosophie et moins de matérialisme, ou plutôt d'anthropomorphisme. Mais écoutons le Révérend Docteur exprimer la pensée "païenne" dans des idées chrétiennes. Il nous dit : "Il  (Dieu) prépara sa pureté virginale et céleste, (celle de Marie), car une mère souillée ne pouvait devenir la mère du Très-Haut. Même pendant son enfance, la sainte-vierge était plus aimable que tous les Chérubins et les Sépharins, et dès son âge le plus tendre jusqu'à sa puberté et son état de femme, elle devint de plus en plus pure. Sa grande sainteté la fit régner en maîtresse sur le cœur de Dieu. Lorsque l'heure fut venue, la cour céleste entière se tint immobile et la trinité attendit en silence la  réponse de Marie, car sans son consentement, la rédemption du monde eut été impossible."

Ne dirait-on pas, à l'entendre, Irénée discourant sur l' "hérésie" gnostique, qui enseignait que le Père et le Fils aimaient la beauté (forman) de la Vierge céleste ? ou encore la doctrine égyptienne qui représentait Isis comme l'épouse, la sœur et la mère d'Osiris Horus ? Il n'y en avait que deux dans la philosophie gnostique, mais les Chrétiens ont perfectionné la doctrine en la rendant tout à fait "païenne", car nous y voyons Anu, Bel-

Hoa chaldéen, se fondant en Mylitta. Et le Dr Preston d'ajouter : "Puis, comme ce mois [de Marie] commence pendant la saison pascale, le mois

où la nature se revêt de fruits et de fleurs, avant-coureurs d'une moisson glorieuse, commençons aussi, nous-mêmes, à préparer la moisson dorée. C'est pendant ce mois que les morts sortent [196] de terre, figurant une résurrection ; de sorte que lorsque nous nous agenouillons devant l'autel de la sainte et immaculée Marie, rappelons-nous que nous devons donner naissance au bourgeon de la promesse, à la fleur de l'espérance, et au fruit impérissable de la sainteté."

C'est précisément le substratum de la pensée Païenne qui, entre autres significations, illustrait les rites de la résurrection d'Osiris, d'Adonis, de Bacchus et d'autres dieux-solaires massacrés, la résurrection de la nature entière au printemps ; la germination des semences, qui reposaient mortes et inertes pendant l'hiver, et que l'allégorie représentait comme emprisonnées dans le monde inférieur, (Hadès). Nous retrouvons cette notion dans le séjour de trois jours en enfer d'Hercule, du Christ et d'autres, avant leur résurrection.

 Cette dérivation, ou plutôt cette hérésie, ainsi que l'appelle le Christianisme, est simplement la doctrine Brahmanique dans toute sa pureté archaïque. Vichnou, le second personnage de la trinité hindoue, est aussi le Logos, car on le fait s'incarner par la suite en Krishna. Et Lakshmi, ainsi que c'est le cas pour Osiris et Isis, pour Aïn-Soph et Sephira, pour Bythos et Ennoïa est à la fois son épouse, sa sœur et sa fille, est la Sophia- Achamoth, par suite de cette corrélation infinie de puissances créatrices mâles et femelles dans la métaphysique abstraite des anciennes philosophies. Krishna est le médiateur promis par Brahma à l'humanité, et représente la même idée que le Christos gnostique. Et Lakshmi la moitié spirituelle de Vichnou, est l'emblème de la nature physique, la mère universelle de toutes les formes matérielles et révélées ; la médiatrice et protectrice de la nature, comme Sophia-Achamoth, dont les Gnostiques font la médiatrice entre la Grande Cause et la Matière, de même que Christos est le médiateur entre elle et l'humanité spirituelle.

Cette doctrine brahmano-gnostique est plus logique et plus en accord avec l'allégorie de la chute de l'homme de la Genèse. Lorsque Dieu maudit le premier couple, II maudit également la Terre et tout ce qu'elle porte. Le Nouveau Testament nous donne un Rédempteur pour le premier péché de l'humanité, qui fut punie pour avoir péché ; mais on ne dit pas un mot au sujet du Sauveur qui doit sauver la terre et les animaux de la malédiction imméritée, eux qui n'avaient commis aucun péché. De sorte que l'allégorie Gnostique fait preuve de plus de justice et de logique que la chrétienne.

Dans le système Ophite, Sophia, la Sagesse Androgyne, est également l'esprit féminin, ou la femelle hindoue Nâri (Nârâyana) se mouvant sur la surface des eaux – le chaos, ou la matière future. Elle la vivifie de loin, mais sans toucher l'abîme des ténèbres. [197] Elle ne peut le faire, car la Sagesse est purement intellectuelle, et est incapable d'agir directement sur la matière. Par conséquent, Sophia est obligée d'avoir recours à son Père Suprême ; mais, bien que la vie procède, en premier lieu, de la Cause Invisible et de son Ennoïa, ni l'un ni l'autre, pas plus qu'elle-même, n'ont rien à faire avec le chaos inférieur dans lequel la matière prend sa forme définitive. C'est ainsi que Sophia est obligée de confier cette tâche à son émanation imparfaite, Sophia-Achamoth, qui, elle, est de nature mixte, moitié spirituelle et moitié matérielle.

La seule différence entre la cosmogonie Ophite et celle des Nazaréens de saint Jean réside dans un changement des termes. Nous trouvons un système identique dans la Cabale, le Livre du Mystère (Liber Mysterii) 386. Ces trois systèmes, et tout spécialement celui des Cabalistes et des Nazaréens, qui servit de modèle à la cosmogonie Ophite, appartiennent au pur Gnosticisme oriental. Le Codex Nazaraeus commence par : "Le suprême Roi de la Lumière, Mano, le premier grand UN" 387 etc., celui-ci étant l'émanation de Ferho – la VIE inconnue, sans forme. Il est le chef des Æons, dont procèdent (ou sortent) cinq rayons resplendissants de la lumière Divine. Le Mano est le Rex Lucis, le Bythos-Ennoïa des Ophites. "Unus est Rex Lucis in suo regno, nec ullus qui eo altior, nullus qui ejus similitudinem relulerit, nullus qui, sublatis oculis, viderit coronam quae in ejus capite est." 388 est la Lumière Manifestée entourant la plus élevée des trois têtes cabalistiques, la Sagesse occulte ; de lui émanent les trois Vies. Æbel Zivo est le Logos révélé, Christos, "l'Apôtre Gabriel" et le premier Légat, ou messager de lumière. Si Bythos et Ennoïa sont le Mano Nazaréen, alors l'Achamoth à double nature, mi-spirituelle et mi- matérielle, doit être Fétahil, lorsqu'on la considère sous  son  aspect spirituel ; et si on l'envisage sous sa nature grossière, elle est le "Spiritus" des Nazaréens.

Fétahil 389, qui est la réflexion de son Père, le Seigneur Aabtur, la troisième vie – de même que l'aînée des Sophia est aussi la troisième émanation – est "l'homme le plus nouveau" qui, se rendant compte de ses vains efforts pour créer un monde matériel "Spiritus" appelle à son aide une de ses progénitures, le Karabtanos – Ilda-Baoth – qui n'a ni raison ni jugement ("la matière aveugle") – pour s'unir à elle et créer quelque chose de défini avec cette matière confuse (turbulentos), ce qu'elle ne [198] parvient à faire qu'après avoir produit, au moyen de l'union de Karabtanos, les sept stellaires. De même que les six fils ou Génies de l'Ilda-Baoth gnostique, ils façonnent alors le monde matériel. Ce récit est mainte et mainte fois répété dans la Sophia-Achamoth. Envoyée par sa mère purement spirituelle, l'aînée des Sophia, pour créer le monde des formes visibles, elle descend dans le chaos et, dominée par les émanations de la matière, elle perd son chemin. Toutefois, ambitieuse de créer un monde matériel à elle, elle se hâte, en voltigeant de ci, de là, autour du sombre abîme, en donnant la vie et le mouvement aux éléments inertes, jusqu'à ce que, inextricablement embarrassée dans la matière, de même que Fétahil, on la représente embourbée dans la fange, dans l'impossibilité d'en sortir ; jusqu'a ce que par le contact de la matière elle-même, elle donne naissance au Créateur du monde matériel. Celui-ci est le Démiurge, appelé par les Ophites Ilda-Baoth, et il est, ainsi que nous le ferons voir plus loin, pour quelques sectes, le progéniteur du Dieu juif, et suivant  d'autres le "Seigneur Dieu" lui-même. C'est à ce moment de la cosmogonie cabalistico-gnostique, que commence la Bible mosaïque. Il ne faut pas s'étonner que les Chrétiens ayant accepté l'Ancien Testament juif comme leur étalon aient été obligés, par la position exceptionnelle dans laquelle ils furent placés par suite de leur ignorance, de se tirer d'affaire le mieux qu'ils purent.

386 Voir Siphra Dzeniutha.

387 Codex Nazaraeus, part. 1, p. 1 et seq.

388 [Ibid., p 11.]

389 Voir Codex Nazaraeus, 1, pp. 177 et seq. Fétahil, envoyé pour façonner le monde, se trouve immergé dans l'abîme de fange, et soliloque épouvanté jusqu'à ce que Spiritus (la Sophia- Achamoth) vienne s'unir complètement à la matière, et crée ainsi le monde matériel.

 

Les premiers groupes de Chrétiens que Renan nous fait voir ne dépassant pas sept à douze âmes dans chaque Eglise, appartenaient, sans contredit, aux classes les plus pauvres et les plus ignorantes. Ils n'avaient aucune idée des doctrines éminemment philosophiques des Platoniciens et des Gnostiques, et n'en pouvaient avoir, et ils étaient évidemment aussi peu au courant de la nouvelle religion qu'on venait de leur fabriquer de toutes pièces. Pour eux qui comme Juifs, étaient écrasés sous le gouvernement tyrannique de la "Loi" telle que la comprenaient les anciens des synagogues ou comme Païens, avaient toujours été exclus des Mystères religieux, de même que le sont les castes inférieures actuelles de l'Inde, le Dieu des Juifs et le "Père" prêché par Jésus étaient pour les uns, comme pour les autres, une seule et même personne. Les querelles qui régnèrent dès les premières années qui suivirent la mort de Jésus entre les partisans de Paul et de Pierre eurent un effet déplorable. Ce que faisait un des partis, l'autre considérait comme un devoir sacré de le défaire. Si les Homélies sont tenues pour apocryphes et ne peuvent être admises comme la mesure de l'animosité qui régnait entre les deux apôtres, nous avons la Bible qui nous fournit, à cet égard, des preuves nombreuses.

Irénée paraît si irrémédiablement enchevêtré dans ses efforts stériles pour expliquer, du moins en ce qui concerne les apparences [199] extérieures, les véritables doctrines des nombreuses sectes gnostiques et de les présenter comme d'abominables "hérésies", que soit sciemment ou par pure ignorance, il les confond toutes au point que nul métaphysicien ne serait capable de les démêler sans le secours de la Cabale ou du Codex.

 C'est ainsi qu'il est incapable d'établir la différence entre les Séthianites et les Ophites, et il nous dit qu'ils nommaient le "Dieu de Tout", Hominem, l'HOMME, et son mental le SECOND homme, ou le "Fils de l'Homme". Théodoret fait de même, lui qui vécut plus de deux siècles après Irénée, et qui fait un curieux salmigondis de l'ordre chronologique dans lequel les différentes sectes se sont succédé 390. Ni les Séthianites (une branche des Nazaréens juifs) ni les Ophites, une secte purement grecque, n'ont jamais prétendu quoi que ce soit de la sorte. Irénée se contredit lui-même en exposant, d'autre part, les doctrines de Cérinthe, le disciple direct de Simon le Magicien. II dit que Cérinthe enseignait que le monde ne fut pas créé par le PREMIER DIEU, mais par une vertu (Virtus) ou puissance, un Æon si éloigné de la Cause Première qu'il ignorait même CELUI qui est au-dessus de toutes choses. Cet Æon soumit Jésus à sa domination et il l'engendra physiquement, par Joseph, d'une femme qui n'était pas vierge, mais simplement l'épouse de Joseph, et Jésus vint au monde comme tous les autres hommes. A ce point de vue et sous son aspect physique, Jésus fut appelé le "fils de l'homme". Ce ne fut qu'après son baptême que Christos, l'oint, descendit des Principautés célestes sous la forme d'une colombe et proclama le Père INCONNU 391, par l'entremise de Jésus.

390 Irenæus, Adv. Hær., I, XXX, 1 ; Théodoret, Hæreticarum fabularum compendium.

391 Ibidem, I, XXV, 1.

 

Si donc Jésus était considéré, au point de vue physique, comme le fils d'un homme, et spirituellement comme le Christos qui l'adombra, comment pouvait le "DIEU DE TOUT", le "Père Inconnu", être appelé par les Gnostiques Homo, un HOMME, et son Esprit Ennoïa, le SECOND homme, ou Le Fils de l'Homme ? Le Dieu de Tout n'a jamais été anthropomorphisé ni dans la Cabale orientale, ni par les Gnostiques. Ce n'est que la première émanation, ou pour mieux dire la seconde, qui porte le nom "d'hommes primitifs" car Shekinah, Séphira, la Profondeur, et les autres vertus féminines premières manifestées, sont aussi des émanations. Par conséquent, Adam, Kadmon, Ennoïa (ou Sigê), bref, les Logoï, sont les "fils uniques", mais non les Fils de l'Homme, cette dernière appellation appartenant, en propre, au Christos, le fils de Sophia (l'aînée) et de l'homme primitif qui l'engendre par sa lumière vivifiante, laquelle émane de la source ou cause de tout, par conséquent la cause également de sa lumière, le "Père Inconnu". [200] La métaphysique gnostique établit une grande différence entre le premier Logos non révélé et "l'oint" qui est Christos. On peut dire qu'Ennoïa, ainsi que le comprend Philon le Juif, est le Second Dieu, mais lui seul est "l'Homme Primitif et Premier" et nullement le Second, ainsi que le prétendent Théodoret et Irénée. Ce n'est que l'entêtement de celui-ci à vouloir de toutes manières associer Jésus, même dans ses Contre les Hérésies avec le "Dieu suprême", qui l'entraîna à commettre tant de falsifications.

L'idée d'identifier le Dieu Inconnu même avec Christos, l'Oint – l'Æon qui l'adombra – pour ne pas parler de l'homme Jésus, n'est jamais entrée dans l'esprit des Gnostiques ni même des apôtres directs ou de  Paul, malgré ce que peuvent avoir ajouté des falsifications postérieures.

Nous constatons jusqu'à quel point nombreuses de ces falsifications délibérées étaient audacieuses et désespérées, lorsque nous comparons les manuscrits originaux avec ceux qui leur succédèrent. Dans l'édition de l'évêque Horsley des ouvrages d'Isaac Newton 392, plusieurs manuscrits sur des sujets théologiques ont été prudemment retirés de la publication. Le dogme connu sous le titre de Descente du Christ aux Enfers que nous retrouvons dans le Credo des Apôtres, ne se trouve pas dans les manuscrits du IVème ni du VIème siècles. Il s'agit évidemment d'une interpolation, copiée  des  fables  de  Bacchus  et  d'Hercule,  et  imposée  aux   Chrétiens comme un article de foi. A ce sujet, l'auteur de la préface du Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque Royale (préface, p. XXI) fait la remarque suivante : "Je souhaite que l'insertion de la doctrine de la Descente du Christ aux Enfers, contenue dans le Credo Apostolique, soit aussi facilement expliquée que l'insertion du dit verset." (Première Epître de saint Jean, v. 7) 393.

 392 [Londres, 1779-85, 4 vol.]

393 Voir la préface de l'Apochryphal new Testament, Londres, imprimé pour W. Hone Ludgate Hill, 1820, p. VI.

 

Or, ce verset se lit aujourd'hui comme suit : "Car il y en a trois qui rendent témoignage dans le Ciel, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit ; et les trois sont un." Or on sait aujourd'hui que ce verset, qui "devait être lu du haut de la chaire", est un faux. On ne le trouve dans aucun manuscrit grec, "sauf dans celui de Berlin, lequel fut transcrit d'une paraphrase intercalée entre les lignes". Dans les première et seconde éditions d'Erasme, imprimées en 1516 et 1519, cette allusion à ces trois témoins célestes est omise ; et ce texte n'existe pas dans quelque manuscrit grec que ce soit, écrit avant le XVème siècle 394. Ni les écrivains grecs, ni les Pères [201] latins primitifs, qui cependant acceptaient tout ce qui pouvait leur venir en aide pour étayer leur trinité, n'en font aucune mention ; et Luther lui-même n'en parle pas dans sa version allemande. Edward Gibbon 395 en a vite signalé la nature frauduleuse. L'archevêque Newcome le rejette et l'évêque de Lincoln est convaincu que c'est un faux 396. II n'est ni cité ni mentionné par vingt-huit auteurs grecs, y compris Irénée, saint Clément, et Athanase ; et dix-sept auteurs latins, entre autres saint Augustin, saint Jérôme, Ambroise, Cyprien et le Pape Eusèbe paraissent l'ignorer complètement. "Il est évident que si le texte des témoins célestes eût été connu dès le début du Christianisme, les anciens s'en seraient emparés avec avidité pour l'insérer dans leurs Confessions de Foi ; ils l'auraient répété à satiété aux hérétiques, et l'auraient orné des plus brillantes enluminures dans leurs livres sur la Trinité 397.

C'est ainsi que s'effondre le pilier le plus solide de la doctrine trinitaire. Un autre faux, non moins évident, est cité par l'éditeur de l'Apocryphal New Testament, d'après les paroles d'Isaac Newton. Celui-ci dit que "ce que les Latins ont fait pour ce texte (Première Epître de Jean, V), les Grecs l'ont fait pour celui de saint Paul (à Thimothée III, 16). Car en changeant ΟΣ en ΘΣ l'abréviation de Θεος ; [Dieu], dans le manuscrit d'Alexandrie d'après lequel les copies subséquentes furent exécutées, on lit aujourd'hui : Le Mystère de la sainteté est grand, DIEU manifesté dans la chair" ; tandis que toutes les Eglises pendant les quatre ou cinq premiers siècles, et les auteurs de toutes les anciennes versions, saint Jérôme de même que les autres, ont lu : "Le Mystère de la sainteté est grand, DIEU manifesté dans la chair." Newton ajoute, qu'aujourd'hui que les discussions au sujet de ce faux sont terminées, ceux qui lisent DIEU rendu manifeste dans la chair, au lieu de la sainteté qui a été manifestée dans la chair, considèrent ce passage "comme un des mieux  calculés  pour  la discussion" 398.

 394 "Virgilius Tapsensis un auteur latin sans autorité, en fait le premier mention vers la fin du Vème siècle, et c'est à lui que le faux a été attribué"(op. cit., p. VII).

395 [Decline and Fall, etc., III, ch. 37.]

396 G. Tomline, Elements of Theology, vol. II, p. 90, note. 397 Porson, Letters to Travis, pp. 363-402, Londres 1790. 398 [Home, op. cit., p. IX.]

399 Le terme "Paganisme" est, avec raison, employé par beaucoup d'auteurs modernes avec hésitation. Le professeur Alexander Wilder, dans son édition du Symbolical Language of Ancieret Art and Mythology de Payne Knight, dit : "Il [le Paganisme] a dégénéré en argot, et on l'emploie généralement en lui donnant plus ou moins une signification déshonorante. Une expression plus correcte serait, sans aucun doute, "les anciens cultes ethniques", mais on ne lui donnerait probablement pas sa véritable signification, et nous avons, par conséquent, adopté le terme tel qu'on l'emploie populairement, mais sans idée péjorative. Une religion capable de former des hommes tels que Platon, Epictète et Anaxagore, ne peut être grossière, superficielle, ou totalement incapable d'attirer 1'attention. De plus, de nombreux rites et doctrines, introduits dans les Cultes Chrétiens et Juifs, prirent naissance dans les autres systèmes. Le Zoroastrianisme anticipa bien plus qu'on n'est porté à le croire. La croix, les vêtements sacerdotaux, les symboles, les sacrements, le sabbat les fêtes et les anniversaires, sont tous antérieurs de milliers d'années à l'ère chrétienne. L'ancien culte, après avoir été chassé de ses temples primitifs et des cités métropolitaines fut entretenu pendant longtemps par les habitants des humbles villages. C'est à ce fait qu'il doit sa désignation ultérieure. Ses fidèles résidant dans les districts ruraux, les Pagi, étaient appelés Pagans, ou provinciaux."

 

Et maintenant reprenons la question : Qui furent les  premiers Chrétiens ? Ceux qui furent facilement convertis par l'éloquente simplicité de Paul qui leur promit, au nom de Jésus, la libération de l'étroit esclavage ecclésiastique. Ils ne comprenaient qu'une seule chose : ils étaient les "enfants de la Promesse" (Galates, IV, 28). L' "Allégorie" de la Bible mosaïque leur avait été dévoilée l'alliance "du Mont Sinaï, enfantant pour la servitude", c'est Agar (Ibidem, 24), l'ancienne Synagogue juive, et elle était "dans la servitude avec ses enfants" envers Jérusalem, la nouvelle, la libre, "notre mère à tous". D'une part, la synagogue et la loi qui [202] persécutaient tous ceux qui osaient franchir la ligne étroite de la bigoterie et du dogmatisme ; d'autre part, le "Paganisme" 399 avec ses  sublimes vérités philosophiques cachées ; dévoilées à quelques rares individus, mais laissant les masses chercher, sans espoir de réussite, à découvrir lequel était LE dieu, dans ce Panthéon encombré de divinités et de sous-divinités. Aux autres, l'apôtre de la circoncision, appuyé de tous ses partisans, promettait, s'ils se conformaient à la "loi", la vie future et une résurrection dont ils n'avaient jamais eu aucune idée. Avec cela, il ne laissait pas échapper une seule occasion de contredire Paul, sans toutefois le nommer, mais en l'indiquant assez clairement pour qu'il ne fût pas possible d'ignorer à qui Pierre se référait. Bien qu'ils en eussent converti quelques-uns, partisans de la résurrection mosaïque promise par les Pharisiens, ou qui étaient tombés dans les doctrines nihilistes des Sadducéens, ou professé les croyances polythéistes de la plèbe païenne, qui ne reconnaissait aucun état après la mort, sinon un néant lugubre, il est peu probable que la contradiction systématique des deux apôtres ait beaucoup contribué  à servir leur œuvre de prosélytisme. Ils n'eurent que fort peu  de succès auprès des classes pensantes et cultivées, ainsi que le démontre  clairement

 

 

 

 

l'histoire ecclésiastique. Où était la vérité ? Lequel des deux prêchait la parole inspirée de Dieu ? D'une part, ainsi que nous l'avons vu, ils avaient entendu l'apôtre Paul leur expliquer que des deux alliances, "lesquelles sont allégoriques", l'ancienne, celle du Mont Sinaï, "enfantant pour la servitude", c'était Agar, l'esclave ; et le Mont Sinaï, lui-même correspondait à "Jérusalem", qui est maintenant dans la "servitude" avec ses enfants circoncis ; la Nouvelle Alliance, c'était Jésus-Christ ; la "Jérusalem d'en haut qui est libre". D'autre part, il y avait Pierre, qui le contredisait et allait jusqu'à l'injurier. Paul s'écrie avec force : "Chasse l'esclave et son fils" (l'ancienne [203] loi et la synagogue). "Le fils de l'esclave n'héritera pas avec le fils de la femme libre." "Demeurez donc fermes dans la liberté que nous a donnée le Christ et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude... Voici, moi, Paul, je vous dis que, si vous vous faites  circoncire,  Christ  ne  vous  servira  de rien !"(Galates, V. 2). Qu'écrit Pierre, de son côté ? Que veut-il dire par les paroles suivantes : "Avec des discours enflés de vanité... ils  leur promettent la liberté, quand ils sont, eux-mêmes, esclaves de la corruption, car chacun est esclave de ce qui a triomphé de lui". "en effet si, après s'être retirés des souillures du monde par la connaissance du Seigneur et Sauveur... ils s'y engagent de nouveau et sont vaincus... leur dernière condition est pire que la première. Car mieux valait pour eux n'avoir pas connu la voie de la justice, que de se détourner, après l'avoir connue, du saint commandement qui leur avait été donné." (II Pierre 18-31).

Certainement, Pierre ne fait pas allusion aux Gnostiques, car à ceux-ci on ne leur avait pas "donné de saint commandement", tandis qu'il avait été donné à Paul. Ils n'avaient jamais promis la "liberté" de la servitude, mais Paul l'avait fait à maintes reprises. De plus, celui-ci rejette "l'ancienne alliance", Agar l'esclave ; et Pierre s'y attache de toutes ses forces. Paul avertit le peuple de se méfier des puissances et des dignités (les anges inférieurs des Cabalistes) ; et Pierre, ainsi que nous le ferons voir plus loin, les respecte et condamne ceux qui ne le font pas. Pierre prêche la circoncision, et Paul l'interdit.

Par la suite, lorsque toutes ces extraordinaires méprises, ces contradictions, ces dissensions et ces inventions se furent de force adaptées au cadre laborieusement exécuté par le clergé de la nouvelle religion, à laquelle on donna le nom de Christianisme ; que le tableau chaotique lui- même fut adroitement soustrait à n examen trop approfondi, au moyen d'un formidable arsenal de pénitences ecclésiastiques et d'anathèmes, destinés à éloigner les curieux sous prétexte de sacrilège et de profanation des Mystères divins ; et que des millions d'êtres eurent été massacrés au nom du Dieu de Pitié – à ce moment-là vint la Réforme. Elle mérite certainement son nom, au sens le plus paradoxal du mot. Elle abandonna Pierre et prétendit prendre Paul pour son seul guide spirituel ; de sorte que l'apôtre qui tonnait contre l'ancienne loi de servitude ; qui laissait aux Chrétiens liberté entière de célébrer le Sabbat ou de ne pas le faire ; qui rejetait tout ce qui était antérieur à Jean-Baptiste, est aujourd'hui proclamé le porte-bannière du Protestantisme, qui s'accroche à l'ancienne alliance plus que les juifs eux-mêmes, qui met en prison ceux qui considèrent le Sabbat ainsi que le faisaient Jésus et Paul, et qui surpasse en intolérance dogmatique la synagogue du premier siècle ! [204]

Mais qui, alors, étaient les premiers Chrétiens, demanderons-nous encore ? Ce furent incontestablement les Ebionites ; et en cela nous ne faisons que nous conformer à l'opinion des meilleurs critiques. "Il n'y a pas de doute que l'auteur [des Homélies de saint Clément] était un représentant du Gnosticisme Ebionite, qui avait été, en un temps la forme la plus pure du Christianisme primitif 400... Et qui étaient les Ebionites ? C'étaient les disciples et les partisans des Nazaréens primitifs, les Gnostiques cabalistes. Le traducteur du Codex Nazaraeus dit, dans sa préface : "Que les Nazaréens n'aient pas non plus rejeté... (les Æons), c'est fort naturel, car ils furent les instructeurs des Ebionites, qui les admettaient (les Æons) 401."

Et voici, de plus, Epiphane, l'Homère chrétien des Hérésies, qui nous dit qu' "Ebion était de l'opinion des Nazaréens, la forme des Cérinthiens (qui supposent que le monde fut élaboré par les anges) et on leur donnait le nom de Chrétiens" 402. Cette appellation leur était certainement plus correctement appliquée qu'aux prétendus Chrétiens orthodoxes de l'école d'Irénée et de celle subséquente du Vatican. Renan nous fait voir que la secte des Ebionites réunissait dans son sein tous les parents survivants de Jésus. Jean-Baptiste, son cousin et précurseur, était le Sauveur accepté des Nazaréens, et leur Prophète. Ses disciples habitaient l'autre rive du Jourdain, et l'auteur de Sôd the Son of the Man prouve clairement et péremptoirement  que  la  scène  du  baptême  du  Jourdain  se  déroula sur l'emplacement du Culte d'Adonis 403. "De l'autre côté du Jourdain, et au- delà du lac, habitaient les Nazaréens, une secte qu'on dit avoir déjà existé lors de la naissance de Jésus, et qui le comprit parmi ses membres. Ils doivent s'être étendus à l'est du Jourdain et au sud-est chez les Arabes (Galates, I, 17-21 ; II, 11) et les Sabéens, dans la direction de Bosra ; ils doivent encore s'être répandus par le Liban jusqu'à Antioche et au nord-est jusqu'à l'établissement Nazaréen de Berœa, où saint Jérôme les trouva. Il est possible que les Mystères d'Adonis prévalaient encore dans le désert ; dans les montagnes, le cri de Aiaï Adonaï était commun 404."

400 Super. Relig., vol. II, p. 4.

401 Norberg, Préface du Cod. Naz., p. 5.

402 Panarion, 1. I, tome II, § 8 ; Hær., 1, XXX.

 

"Ayant été en rapport (conjunctus) avec les Nazaréens, tout Ebionite enseignait aux autres sa propre hérésie, que le Christ était né de la semence d'un homme", écrit Epiphane. [205]

S'il en est ainsi, il faut croire qu'ils en savaient plus long au sujet de leur prophète contemporain, qu'Epiphane qui vécut quatre cents ans plus tard. Théodoret, ainsi que nous l'avons fait voir d'autre part, décrit les Nazaréens comme des Juifs qui "vénèrent l'oint comme un homme juste", et acceptent l'Évangile dit "selon saint Pierre". Saint Jérôme trouve l'Évangile original, authentique, écrit en langue hébraïque par Matthieu, l'apôtre publicain, dans la bibliothèque réunie à Césarée par le martyr Pamphile. "Les Nazaréens de Berœa en Syrie, qui se servent de cet Évangile, me donnèrent la permission de le traduire", écrit-il vers la fin  du IVème  siècle 405. Et saint Jérôme ajoute : "Dans l'Évangile dont se servent les Nazaréens et les Ebionites, que j'ai traduit dernièrement de l'hébreu en grec et que la plupart des personnes nomment le véritable Évangile de saint Matthieu, etc." 406.

403 Voyez la Préface, de la page 1 à 34.

404 Renan, Préface, p. 7.

405 Saint Jérôme, De Viris illust., cap. 3. "II est à noter que tandis que tous les Pères de l'Église affirment que Matthieu écrivit en langue hébraïque, ils se servent tous du texte grec, comme la véritable écriture apostolique, sans mentionner la relation qui existait entre le Matthieu hébreu et notre Matthieu grec ! Il contenait de nombreuses et particulières additions qui manquent dans notre Évangile" (Olshausen, Nachweiss der Echtheit der sæmmflichen Sehriften des Neuen test., p. 35).

406 Saint Jérôme : Comment. de Mathieu, liv. II, ch. XII, 13. Saint Jérôme ajoute qu'il était écrit en langage chaldéen, mais avec des caractères hébreux.

 

Que les apôtres reçurent de Jésus une "doctrine secrète" et qu'il en enseigna une, c'est ce qui ressort des paroles suivantes de saint Jérôme, qui le   confesse   dans   un   moment   d'inattention.   Écrivant   aux  évêques Chromatius et Héliodore, il se plaint, disant : "Je suis chargé d'une tâche difficile, dès le moment que vos Grâces m'ont commandé cette traduction, que saint Matthieu lui-même, l'Apôtre et Évangéliste. NE VOULAIT PAS QU'IL FUT ÉCRIT OUVERTEMENT. Car s'il n'avait pas été SECRET, il [Matthieu] aurait ajouté à l'Evangile que ce qu'il avançait venait de lui ; mais il écrivit ce livre sous le couvert des caractères hébreux, de telle manière que ce livre, écrit en caractères hébreux et de sa propre main, pût être mis entre les mains des hommes les plus religieux, qui, de leur côté, au cours des siècles, le recevraient de ceux qui les avaient devancés. Mais ce livre ne fut jamais donné à qui que ce soit pour être transcrit, et son texte fut interprété d'une manière par les uns, et d'une autre par les autres" 407. Puis il ajoute à la même page : "Et il arriva que ce livre, ayant été publié par un disciple de Manès, nommé Séleucus, qui écrivit encore,  de mauvaise foi, les Actes des Apôtres, dévoila des choses qui n'étaient pas faites pour édifier, mais bien pour détruire ; et ce livre fut approuvé par un Synode, que les oreilles de l'Église se refusèrent, avec raison, à écouter" 408. [206]

Il admet, lui-même, que le livre qu'il affirme avoir été écrit de la main de Matthieu ; le livre, qui, malgré qu'il l'eût traduit deux fois, était presque inintelligible pour lui, était un arcane ou un secret. Malgré cela, Jérôme, très ingénument, taxe d'hérésies tous les commentaires, sauf le sien. Bien plus, Jérôme savait que cet Évangile originel de Matthieu enseignait la seule véritable doctrine du Christ, et qu'il était l'œuvre d'un Evangéliste qui avait été un des amis et compagnons de Jésus. II savait, en outre, que si un des deux Évangiles, l'hébreu en question ou le grec qui fait partie de nos Ecritures actuelles, était une falsification, et par cela-même une hérésie, ce n'était pas celui des Nazaréens ; et cependant, sachant tout cela, Jérôme s'acharne avec plus de zèle que jamais dans ses persécutions contre les  "Hérétiques". Pourquoi ? Parce que l'accepter équivalait à prononcer la sentence de mort de l'Église établie. L'Evangile selon les Hébreux était trop connu comme ayant été le seul accepté pendant quatre siècles par les Chrétiens Juifs, les Nazaréens et les Ebionites. Et aucun de ceux-ci ne reconnaissait la divinité du Christ.

407 Saint Jérôme, V. 445 ; Sod, the Son of the Man, p. 46.

408 Cela explique le rejet des œuvres de saint Justin Martyr, qui ne fit usage que de cet "Évangile selon les Hébreux", ce que fit probablement aussi Tite, son disciple. On se rend compte de la date tardive à laquelle la divinité du Christ fut pleinement établie, par le seul fait que, même au IVème siècle, Eusèbe ne dénonça pas ce livre comme apocryphe, mais le classa seulement au même rang que l'Apocalypse de saint Jean ; et Credner (Zur Gesch, des Kan., p. 120) montre Nicéphore l'insérant avec l'Apocalypse, dans sa "Stichométrie" dans les Antilegomena. Les Ebionistes, les véritables Chrétiens primitifs, rejetant tous les autres ouvrages apostoliques, ne faisaient usage que de cet Évangile (Adv. Haer., 1, 26, 2 ; Eusèbe, Ecel. Hist., III, 27) et les Ebionites, ainsi que le déclare Epiphane, croyaient fermement, avec les Nazaréens, que Jésus n'était qu'un homme, "né de la semence d'un homme". [Panarion, Hær, XXX, 3.]

 

Si les commentaires de Jérôme sur les Prophètes, sa célèbre Vulgate et d'autres ouvrages de polémique, sont tous aussi dignes de foi que cette version de l'Évangile selon saint Matthieu, nous avons là une véritable révélation divine !

Pourquoi nous étonner des insondables mystères de la religion chrétienne, du moment qu'elle est parfaitement humaine ? N'avons-nous pas la lettre écrite par un des Pères les plus respectés de l'Église à ce même Jérôme, qui démontre, mieux que ne le feraient des volumes entiers, leur traditionnelle politique ? Voici ce que Saint Grégoire de Nazianze écrivait à son ami et confident Saint Jérôme : "Rien n'en impose plus au peuple que le verbiage ; moins il comprend, et plus il admire. Nos Pères et nos Docteurs ont souvent exprimé non ce qu'ils pensaient, mais ce à quoi les circonstances et la nécessité les ont contraints".

Mais revenons à notre Sophia-Achamoth et à la croyance des véritables Chrétiens Primitifs.

Après avoir produit lïda-Baoth, Ilda de דלי, un enfant, et Baoth de צייב, l'œuf ou תוחב, Baoth, un pays désolé, une désolation, Sophia-Achamoth souffrit à ce point du contact de la matière, qu'après une  lutte extraordinaire elle s'échappe enfin du chaos [207] fangeux. Bien qu'ignorante du Pleroma, sa région maternelle, elle atteint l'espace médian et réussit à secouer les particules matérielles qui se sont attachées à sa nature spirituelle ; après quoi, elle se met immédiatement à élever une barrière infranchissable entre le monde des intelligences (Esprits) et celui de la matière. Ilda-Baoth, par conséquent, est le "fils des ténèbres", le créateur de notre monde de péché (sa partie physique). Il suit l'exemple de Bythos et engendre six esprits stellaires (fils). Ils sont tous à son image et des réflexions les uns des autres, qui deviennent plus denses à mesure qu'ils s'éloignent de leur père. Avec celui-ci ils habitent sept régions disposées comme une échelle, commençant au-dessous de l'espace médian, la région de leur mère, Sophia-Achamoth, et se terminant par notre terre, la septième région. Ce sont, donc, les Génies des sept sphères planétaires, dont la plus inférieure est la région de notre Terre (la sphère qui l'entoure, c'est-à-dire, notre æther). Les noms respectifs de ces Génies des sphères sont : Iove (Jehovah), Sabaoth, Adonaïos Eloïos, Ouraios, Astaphaïos 409. Les quatre premiers, ainsi qu'on le sait, sont les noms mystiques du "Seigneur Dieu" juif 410, étant, ainsi que le dit King, "rabaissé par les Ophites au point de servir d'assistant aux subordonnés du Créateur ; les deux derniers noms sont ceux des Génies du Feu et de l'Eau".

Ilda-Baoth, que plusieurs sectes considèrent comme le Dieu de Moïse, n'était pas un pur esprit ; il est ambitieux et orgueilleux, et n'acceptant pas la lumière spirituelle que lui offre sa mère, Sophia-Achamoth, il se met à l'œuvre pour créer un monde à lui. Aidé de ses fils, les six Génies planétaires, il façonne un homme ; mais celui-ci n'est pas un succès. C'est un monstre sans âme, ignorant, rampant à quatre pattes sur le sol, comme une bête matérielle. Ilda-Baoth se voit obligé d'implorer l'aide de sa mère spirituelle. Celle-ci lui transmet un rayon de la lumière divine, et de cette manière elle anime l'homme et le dote d'une âme. C'est alors que commence l'animosité d'Ilda-Baoth pour sa propre créature. Suivant l'impulsion de la lumière divine, les aspirations de l'homme s'élèvent de plus en plus haut ; bientôt il présente, non l'image d'Ilda-Baoth, son créateur, mais celle de l'Etre Suprême, "l'Homme Primitif", Ennoïa. Le Démiurge est alors rempli de colère et d'envie ; et, fixant son œil jaloux sur l'abîme de matière, son regard, envenimé de passion, s'y reflète soudain, comme dans un miroir ; la réflexion s'anime, et de l'abîme sort Satan, le serpent Ophiomorphos, "l'incorporation du sentiment d'envie et de ruse". [208] Il représente l'union de tout ce qui est abject dans la Matière, avec la haine, l'envie et l'astuce chez une intelligence spirituelle" 411.

409 Vouez les Gnostics de King, p. 22 [p 97 dans la 2ème éd.]

410 Ce Iove, Iao ou Jehovah est tout à fait distinct du Dieu des Mystères, IAO, considéré sacré par toutes les nations de l'Antiquité. Nous ferons voir la différence plus loin.

411 Gnostics, de King, p. 29 [p. 98 2ème éd.]

 

A la suite de cela, et toujours en dépit de la perfection de l'homme, Ilda-Baoth crée les trois règnes de la nature : le minéral, le végétal et l'animal, avec tous leurs instincts pernicieux et leurs mauvais penchants. Impuissant à détruire l'Arbre de la Connaissance, qui pousse dans sa sphère ainsi que dans chacune des régions planétaires, mais déterminé à éloigner l'homme de sa protectrice spirituelle, Ilda-Baoth lui défend de manger de son fruit, de peur qu'il ne dévoile à l'humanité les Mystères   du monde supérieur. Mais Sophia-Achamoth, qui aime et protège l'homme qu'elle a animé, lui envoie son propre génie, Ophis, sous forme d'un serpent, pour lui conseiller de transgresser le commandement égoïste et injuste. L' "homme" devient, de cette manière, capable de comprendre les mystères de la création.

Ilda-Baoth se venge alors, en punissant le premier couple, car l'Homme, par suite de sa connaissance, s'était déjà façonné une compagne de sa moitié spirituelle et matérielle. II emprisonne l'homme et la femme dans une prison de matière, dans le corps si peu en rapport avec sa nature, et dans lequel l'homme est toujours enfermé. Mais Achamoth le protège encore. Elle établit entre "l'homme" et la région céleste un courant de lumière divine, et continue à lui fournir l'illumination spirituelle.

Viennent ensuite les allégories embrassant la notion de dualisme, ou la lutte entre le bien et le mal, l'esprit et la matière, qu'on retrouve dans chaque cosmogonie, et dont il faut encore chercher la source dans l'Inde. Les types et les antitypes représentent les héros de ce Panthéon gnostique, emprunté aux âges mythopéiques les plus anciens ; mais, dans ces personnages, Ophis et Ophiomorphos, Sophia et Sophia-Achamoth, Adam- Kadmon et Adam, les génies planétaires et les Æons divins, il est facile de reconnaître les modèles de nos copies bibliques, les Patriarches.

On retrouve les Archanges, les Anges, les Vertus et les Puissances sous d'autres noms dans les Védas et le système bouddhique. L'Etre Suprême de l'Avesta, Zero-Ana, ou le "Temps illimité", est le type de toutes ces "Profondeurs", "Couronnes"gnostiques et cabalistiques, et même du Aïn-Soph chaldéen. Les six Amshâspands, créés par la "Parole" d'Ormazd, le "Premier Né", se reflètent dans le Bythos, et ses émanations, et l'antitype d'Ormazd-Abriman et ses devas entrent également dans la composition du Ilda-Baoth et des six Génies planétaires matériels, bien que non foncièrement mauvais. [209]

Achamoth, attristée des maux qui affligent l'humanité, malgré sa protection, supplie sa mère céleste, Sophia, son antitype, d'intercéder auprès de la PROFONDEUR inconnue, pour qu'elle envoie Christos (le fils et l'émanation de la "Vierge Céleste") afin de venir en aide  à l'humanité mourante. Ilda-Baoth et ses six fils de matière excluent la lumière divine de l'humanité. L'homme doit être sauvé. Ilda-Baoth a déjà envoyé son agent, Jean-Baptiste, de la race de Seth, qu'il protège,   comme un prophète à son peuple ; mais il n'a été écouté que par un petit nombre – les Nazaréens, les adversaires des Juifs, parce qu'ils adoraient Iurbo- Adunaï 412. Achamoth avait affirmé à son fils, Ilda-Baoth, que le règne de Christos ne serait que temporel, et l'avait persuadé ainsi d'envoyer un avant-coureur, un précurseur. En outre, elle fait qu'il cause la naissance de l'homme Jésus de la Vierge Marie, son propre type sur la terre, "car la création d'un personnage matériel ne pouvait être que l'œuvre du Démiurge, car elle n'est pas du ressort d'un pouvoir supérieur. Aussitôt après la naissance de Jésus, Christos le Parfait, s'unissant à Sophia [la Sagesse et la Spiritualité] descendit à travers les sept régions planétaires, prenant dans chacune d'elles une forme analogue, et cachant sa véritable nature aux génies, tandis qu'il attirait à lui les étincelles de la lumière divine qu'ils retenaient dans leur essence. Ainsi, Christos entra dans l'Homme Jésus au moment de son baptême dans le Jourdain. Dès ce moment, Jésus commença à faire des miracles ; avant cette époque, il avait été complètement ignorant de sa mission" 413.

Ilda-Baoth, se rendant compte que Christos était en train de mettre fin à son royaume de matière, excita les Juifs contre lui, et Jésus fut mis à mort 414. Une fois sur la croix, Christos et Sophia abandonnent son corps et retournent à leur propre sphère. Le corps matériel de l'homme Jésus est mis en terre, mais on lui donne un corps fait d'æther (âme astrale). "A partir de ce moment, il n'est qu'âme et esprit, raison pour laquelle ses disciples ne le reconnurent pas après sa résurrection. Dans cet état spirituel de simulacre, Jésus demeura encore sur terre pendant l'espace de [210] dix-huit mois, après être ressuscité. Pendant ce dernier séjour, il reçut de Sophia la parfaite connaissance, la véritable Gnose, qu'il transmit aux quelques rares apôtres qui étaient capables de la recevoir".

 412 Suivant les Ophites, Iurbo et Adunaï sont les noms de Iao-Jehovah, une des émanations de Ilda- Baoth : "Iurbo est appelé Adunaï par les Avortons [les Juifs]" (Codex Nazaraeus, vol. III, p. 73).

413 King : The Gnostics and their Remains, p. 31 [p. 100 2ème éd.]

414 Dans "l'Evangile de Nicodème", Ilda-Baoth est surnommé Satan, par  le  pieux  et anonyme auteur ; c'est sans doute une des dernières flèches qu'il décoche à son ennemi, déjà à moitié terrassé. "Quant à moi", dit Satan, en s'excusant auprès du prince des Enfers, "je le tentai [Jésus] et excitai mon ancien peuple, les Juifs, contre lui" (Chap. XV, 9). De tous les exemples d'ingratitude chrétienne, celui-ci paraît le plus notable. En premier lieu, on dépouille les pauvres Juifs de leurs livres sacrés ; puis, dans un Evangile falsifié, ils sont insultés par le représentant de Satan, qui prétend qu'ils sont son "ancien peuple". S'ils étaient son peuple et, en même temps, le "peuple élu de Dieu", alors le nom de ce Dieu doit être Satan et non Jehovah. C est logique, mais ce n'est guère flatteur pour le "Seigneur Dieu d'Israël".

 

"Puis, montant dans l'espace médian, il s'assied à la droite de Ilda- Baoth, mais invisible pour lui, et de là il ramène à lui toutes les âmes qui ont été purifiées par la connaissance du Christ. Lorsqu'il aura réuni toute la lumière spirituelle qui existe dans la matière, dans l'empire d'Ilda-Baoth, la Rédemption sera accomplie et le monde sera détruit. Telle est la signification de la réabsorption de toute la lumière spirituelle dans le Plérome ou la Plénitude, d'où elle descendit à l'origine" 415.

Ce qui précède est la description donnée par Théodoret et adoptée par King, dans ses Gnostics, avec des additions prises dans Epiphane et Irénée. Mais le premier en donne une version fort imparfaite, établie en partie sur des descriptions d'Irénée, et en partie sur sa propre connaissance des Ophites  postérieurs,  lesquels,  vers  la  fin  du  IIIème   siècle,  avaient  déjà fusionné avec d'autres sectes. Irénée, lui-même, les confond fréquemment, et ni l'un ni l'autre ne donnent avec exactitude la véritable théogonie des Ophites. Sauf quelques changements dans les noms, la théogonie ci-dessus détaillée était celle de tous les Gnostiques, celle aussi  des Nazaréens. Ophis n'est que le successeur du Chnuphis égyptien, [Khnemu] le Dieu serpent, à tête de lion radiante, et dès l'antiquité la plus éloignée, il était considéré comme l'emblème de la sagesse, autrement dit Thoth, l'instructeur et le Sauveur de l'humanité, le "Fils de Dieu". "Vivez sobrement, ô hommes... méritez votre immortalité !" s'écrie  Hermès, le trois fois grand Trismégiste. "Instructeur et guide de l'humanité, je vous conduirai au salut" 416. C'est ainsi que les plus anciens sectaires considéraient Ophis, l'Agathodémon, comme identique au Christos, le serpent étant l'emblème de la sagesse céleste et de l'éternité et, dans le cas actuel, l'antitype du serpent Chnuphis égyptien. Ces Gnostiques, les premiers de notre ère chrétienne, maintenaient que : "le suprême Æon, ayant émis d'autres Æons, un de ceux-ci, une femme, Prunikos (la concupiscence), descendit dans le chaos, d'où, ne pouvant échapper, elle resta suspendue dans l'espace médian, trop chargée de matière  pour pouvoir remonter, et ne pouvant tomber plus bas où il n'existait rien en affinité avec sa propre nature. Elle donna alors naissance à son fils Ilda-Baoth, le Dieu des Juifs, qui, à son tour, engendra sept Æons, ou Anges  417 qui créèrent les sept cieux" : [211]

415 [King, op cit., p. 100 2ème éd.]

416 [Champollion-Figeac, Egypte Ancienne, p. 143.]

 

Cette pluralité de ciels faisait partie de la croyance des Chrétiens  dès le début, car nous constatons que saint Paul enseigne leur existence, et parle d'un homme "qui fut ravi jusqu'au troisième ciel" (2, Corinthiens, XII, 2). "Ilda-Baoth exclut ces sept anges de tout ce qui était au-dessus de lui, de peur qu'ils eussent connaissance de quoi que ce soit de plus élevé que lui 418. Ils créèrent alors l'homme, à l'image de leur père 419, mais incliné et rampant sur la terre comme un ver. Mais la Mère Céleste, Prunikos, désirant arracher à Ilda-Baoth le pouvoir dont elle l'avait involontairement doué, infuse à l'homme une étincelle céleste, l'âme. L'homme se met immédiatement debout, s'élance en pensée au-delà des limites des huit sphères et glorifie le Père Suprême, Celui qui est au-dessus de Ilda-Baoth. Celui-ci, rempli de jalousie, jette les yeux sur la couche la plus basse de la matière et engendre un Pouvoir sous forme d'un serpent, qu'ils [les Ophites] nomment son fils. Eve, lui obéissant comme au fils de Dieu, est persuadée de manger du fruit de l'Arbre de la Connaissance 420.

Il est évident que le serpent de la Genèse, qui apparaît soudainement et sans aucune introduction préliminaire, doit avoir été l'antitype des Archi- Dews perses, dont le chef est Ash-Mogh, le "serpent à deux pattes du mensonge". Si le serpent biblique avait été privé de ses membres avant de tenter la femme à commettre le péché, pourquoi Dieu aurait-il spécifié que, pour le punir, il se traînerait "sur le ventre" ? On ne se l'imagine pas marchant debout sur l'extrémité de sa queue.

Cette controverse pour la suprématie de Jéhovah entre les prêtres et les Pères, d'une part, et les Gnostiques, les Nazaréens et toutes les sectes qu'en dernier ressort on qualifia d'hétérodoxes, de l'autre, dura jusqu'à l'époque de Constantin et peut-être plus longtemps. Que les opinions particulières des Gnostiques au sujet de la généalogie de Jéhovah, et de la place que devait occuper le Dieu des Juifs dans le Panthéon gnostique chrétien, ne furent au début, considérées ni comme impies ni comme hétérodoxes, c'est évident par la différence à ce sujet entre les opinions de Clément d'Alexandrie, par exemple, et de Tertullien. Le premier, qui paraît avoir connu Basilide mieux que tout autre, ne voyait rien d'hétérodoxe ou de blâmable dans les opinions mystiques et transcendantales du nouveau Réformateur. "A ses yeux, dit l'auteur des [212] Gnostics, en parlant de saint Clément, Basilide n'était pas un héritique, c'est-à-dire un innovateur à l'égard des doctrines de l'Eglise chrétienne, mais simplement un philosophe théosophique qui cherchait à exprimer les anciennes vérités sous des formes nouvelles, et peut-être à les combiner avec la nouvelle foi dont il pouvait admettre la vérité sans renoncer forcément à l'ancienne croyance, exactement comme le font les hindous lettrés de nos jours" 421.

 417 C'est la doctrine des Nazaréens : Le Spiritus, après s'être uni à Karabtanos (la matière turbulente et insensible) donne naissance à sept stellaires mal disposés, dans le Orcus ; "sept Figures", qu'elle engendre "sans esprit" (Codex Nazaraeus, I, p. 118). Saint Justin Martyr adopte évidemment cette idée, car il nous parle "des prophètes sacrés qui prétendent qu'un seul et même Esprit se divise en sept Esprits (pneumata)". Justin ad Graecos ; Sod, vol. II, p. 52. Dans l'Apocalypse, le Saint-Esprit se subdivise en "sept Esprits devant le trône", d'après la méthode de classification Mithraïque des Persans.

418 Cela rappelle certainement le "Dieu jaloux" des Juifs.

419 Ce furent les Elohim (pluriel) qui créèrent Adam, et qui ne voulaient point que l'homme devint "comme un de NOUS".

420 Théodoret, Haeret. fabul, I, XIV ; King, Gnostics, etc., pp. 102-103, 2° éd.

421 Gnostics and their Remains, p. 252 2ème éd.

422 Quelques-uns prétendent qu'il était évêque de Rome ; d'autres, de Carthage.

423 Son ouvrage de polémique dirigé contre la soi-disant Eglise Orthodoxe – la Catholique – nonobstant son amertume et son style passionné de diffamation, est bien plus sincère, si l'on prend en considération que le "Grand Africain" fut, dit-on, expulsé de l'Eglise de Rome. Si nous devons en croire saint Jérôme, ce n'est que la jalousie et les calomnies imméritées du clergé primitif romain contre Tertullien qui l'obligèrent à se séparer de l'Eglise Catholique et à devenir Montaniste. Néanmoins, si l'admiration sans bornes de saint Cyprien, qui attribue à Tertullien le titre  de "Maître" et son opinion de lui sont méritées, nous trouverions moins de paganisme dans l'Église de Rome. L'expression de Vincent de Lérins : "que chaque parole de Tertullien est une phrase et chaque phrase un triomphe sur l'erreur", ne parait pas si fondée que cela, lorsque nous réfléchissons au respect que l'Église professait pour Tertullien, malgré son apostasie partielle et les erreurs dans lesquelles elle persiste encore aujourd'hui et qu'elle a même imposées au monde sous forme de dogmes infaillibles.

 

Ce ne fut pas le cas pour Irénée et Tertullien 422. Les principaux ouvrages de ce dernier, contre les Hérétiques, furent écrits après sa séparation de l'Eglise Catholique, lorsqu'il se rangea parmi les zélés partisans de Montanus ; ils fourmillent d'exemples de mauvaise foi et de préjugés fanatiques 423. II exagéra chacune des théories gnostiques jusqu'à en faire une monstrueuse absurdité, et ses arguments ne sont pas basés sur un raisonnement coercitif, mais sur l'entêtement aveugle d'un partisan fanatique. Dans sa discussion sur Basilide, le "pieux, divin philosophe théosophe", ainsi que le qualifie Clément d'Alexandrie, Tertullien s'écrie  :

 "Après cela, Basilide l'hérétique se sépara 424. II affirmait qu'il y a un Dieu Suprême dont le nom est Abraxas, qui créa la Pensée et que les Grecs nomment Nous. De celle-ci émana le Verbe ; du Verbe, la Providence ; de la Providence, la Vertu et la Sagesse ; puis, de ces deux furent créées les Principautés 425, les Pouvoirs et les Anges ; puis ensuite une production et une émission infinie d'anges. Parmi les anges inférieurs et ceux qui façonnèrent ce monde, il place au dernier rang le dieu des Juifs, qu'il nie être un Dieu lui-même, mais qu'il affirme n'être qu'un des anges 426". [213]

Il serait tout aussi inutile de nous en référer aux apôtres directs du Christ, et de prouver qu'ils discutaient si Jésus avait jamais établi une différence entre son "Père" et le "Seigneur Dieu" de Moise. Car il est maintenant prouvé que c'est à tort qu'on a attribué à Clément le Romain les Homélies de saint Clément, où l'on trouve les plus importantes discussions à ce sujet telles qu'on les voit dans les controverses qui sont censées avoir eu lieu entre saint Pierre et Simon le Magicien. Si cet ouvrage fut écrit par un Ebionite, ainsi que le déclare l'auteur du Supernatural Religion d'accord avec d'autres commentateurs 427, il doit avoir été écrit longtemps après l'époque de saint Paul, à laquelle on l'attribue, ou alors la dispute au sujet de l'identité de Jéhovah et de Dieu, le "Père de Jésus", a été faussée par des interpolations ultérieures. Cette discussion est, par son essence même, en contradiction avec les théories primitives des Ebionites. Ceux-ci, ainsi que le prouvent Epiphane et Théodoret, étaient les successeurs directs de la secte des Nazaréens (les Sabéens) 428, les "Disciples de Jean". Il dit, sans équivoque, que les Ebionites croyaient aux Æons (émanations) ; que les Nazaréens furent leurs instructeurs, et que "les uns enseignèrent aux autres leur propre perversité". Par conséquent, professant les mêmes croyances que  les  Nazaréens,  les  Ebionites  n'eussent  pas  encouragé  les doctrines soutenues par saint Pierre dans les Homélies. Les anciens Nazaréens, de même que les nouveaux, dont les doctrines sont incorporées dans le Codex Nazaraeus, ne nommaient jamais Jéhovah autrement que Adonaï Iurbo, le Dieu des Avortons 429  (les Juifs orthodoxes). Ils tenaient leurs croyances  et leurs doctrines religieuses si secrètes, que même Epiphane, qui écrivit déjà vers la fin du IVème siècle 430, confesse son ignorance au sujet de leur véritable doctrine. "Abandonnant le nom de Jésus, dit l'Evêque de Salamis, ils ne s'intitulent ni des Iessæns, ni ne veulent conserver le nom de Juifs ou celui de Chrétiens, mais seulement celui de Nazaréens... Ils admettent la résurrection des morts... mais pour ce qui concerne le Christ, je ne puis dire s'ils croient qu'il n'était qu'un homme, ou suivant la vérité, s'ils confessent qu'il est né de la Vierge par la vertu du saint Pneuma 431". [214]

424 L'Église de Rome ne considérait-elle pas aussi les théories de l'Évêque phrygien Montanus comme des HERESIES ? Il est étonnant de voir avec quelle facilité le Vatican encourage les insultes d'un hérétique, Tertullien, contre un autre hérétique, Basilide, lorsque cette insulte favorise son but.

425 Saint Paul, lui-même, ne parle-t-il pas des "Principautés et des Pouvoirs dans les cieux" (Ephésiens, III, 10 ; I 21) et ne confesse-t-il pas qu'il y a plusieurs Dieux et plusieurs Seigneurs (Kurioi) ? De même que des Anges, des Pouvoirs (Dunamets) et des Principautés ? (Voyez I, Corinthiens, VIII, 5 et Romains, VIII, 38).

426 Tertullien, Praescript.

427 Baur ; Oredner ; Hilgenfeld ; Kirchhofer ; Lechler ; Nicolas ; Reuss ; Ritschl ; Schwegler ; Westcott et Zeller ; voir Supernatural Religion, vol. II, p. 2.

428 Voyez Epiphane, Contra Ebionitos.

 

 Tandis que Simon le Magicien discute, dans les Homélies, au point de vue des Gnostiques (y compris les Nazaréens et les Ebionites) saint Pierre, en véritable apôtre de la circoncision qu'il est, s'en tient à l'ancienne Loi, et, comme de juste, cherche à faire concorder sa foi dans la divinité du Christ avec son ancienne foi dans le "Seigneur Dieu", et l'ex-protecteur du "peuple élu". Ainsi que le fait voir l'auteur de Supernatural Religion, l'Epitôme 432, qui est "un mélange des deux autres, probablement destiné à les purger des théories hérétiques 433", et le plus grand nombre d'autres critiques, attribuent aux Homélies une date qui n'est pas antérieure à la  fin du IIIème siècle, nous pouvons en conclure qu'ils doivent s'écarter grandement  de  l'original,  si  jamais  il  a  existé.  Simon  le  Magicien démontre, à travers tout l'ouvrage, que le Démiurge, l'Architecte du Monde, n'est pas la Divinité la plus élevée ; et il fonde ses assertions sur la parole de Jésus, lui-même, qui affirme que "nul homme n'a vu le Père". Les Homélies font répudier par Pierre, avec force indignation, l'assertion que les Patriarches n'étaient pas dignes d'avoir connu le Père ; à quoi, Simon objecte, en citant de nouveau les paroles de Jésus, qui rend grâces au  "Seigneur du  ciel et de  la  terre que ce qui est caché  aux sages,  a  été révélé aux petits", prouvant, fort logiquement, d'après cette phrase, que les Patriarches n'ont pas pu connaître le "Père". Pierre riposte, à son tour, que l'expression "que ce qui est caché aux sages", etc..., se référait  aux mystères occultes de la création 434.

Par conséquent, si même cet argument de Pierre provenait de l'apôtre lui-même, au lieu d'être "une fable religieuse", ainsi que le considère l'auteur de Supernatural Religion, il n'apporterait aucune preuve en faveur de l'identité du Dieu des Juifs avec le "Père" de Jésus. Ce ne serait qu'une preuve de plus que Pierre demeura, du commencement à la fin, "l'apôtre de la circoncision", c'est-à-dire un juif fidèle à ses vieilles traditions et un défenseur de l'Ancien Testament. Ce dialogue prouve, de plus, la faiblesse de la cause qu'il défend, car nous voyons dans l'Apôtre un homme qui, bien qu'ayant été en relation intime avec Jésus, est incapable de nous fournir la moindre preuve directe qu'il ait jamais pensé à enseigner que la Paternité omnisciente et supérieurement bienfaisante qu'il prêchait était le Dieu jaloux et le vengeur tonitruant du Mont Sinaï. Mais ce que les Homélies prouvent véritablement, c'est que, suivant notre affirmation, il existait une doctrine secrète prêchée par Jésus à quelques rares individus qu'il jugeait aptes à [215] la recevoir et à la garder. Et Pierre dit : "Nous nous souvenons que notre Seigneur et Maître nous dit, sur le ton du commandement, gardez ces Mystères pour moi, et les fils de ma maison. C'est pourquoi il exposait à ses disciples, en privé, les mystères  du royaume des cieux" 435.

 429 Les Ophites, par exemple, représentaient Adunaï, le troisième fils de Ilda-Baoth, comme un Génie malfaisant et, de même que ses cinq autres frères, un ennemi acharné, adversaire de l'homme, dont l'esprit divin et immortel lui donnait (à l'homme) le moyen de devenir le rival de ces Génies.

430 L'évêque de Salamis mourut en l'an 403 de notre ère.

431 Panarion, I, II ; Hær, XXIX, 7.

432  Les "Clémentines" se composent de trois parties : Les Homélies ; les Reconnaissances et un

Epitôme.

433 Supernatural Religion, vol. II, p. 2.

434 Homélies, XVIII, 1-15.

435 Homélies de saint Clément ; Supernatural Religion, vol. II, pp. 26-27.

 

Si, maintenant, nous rappelons qu'une partie des "Mystères" païens se composait des ὰπορρηια, Aporrheta, ou discours secrets ; que les Logia secrets, ou discours de Jésus, contenus dans l'Evangile original selon saint Matthieu, dont la signification et l'interprétation, saint Jérôme le confesse, serait une "tâche difficile" à entreprendre, étaient de la même nature ; si nous nous rappelons, en outre, que seulement de rares personnes triées sur le volet étaient admises à quelques-uns des Mystères intérieurs et derniers ; et qu'enfin, c'est parmi ces dernières qu'on choisissait tous les ministres des rites sacrés "Païens", nous aurons la signification claire et nette de l'expression de Jésus mentionnée par Pierre : Gardez ces Mystères pour moi et les fils de ma maison, c'est-à-dire de ma doctrine.

 Or, si nous le comprenons bien, nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette doctrine "secrète" de Jésus, dont les expressions techniques ne sont que des doublets de la phraséologie gnostique et néo- platonicienne – que cette doctrine, disons-nous, était basée sur la même philosophie transcendante que la Gnose orientale et que celle de toutes autres religions d'alors et plus anciennes. Qu'aucune des sectes chrétiennes, de date plus récente, malgré leurs fanfaronnades, n'en avaient hérité, cela ressort avec évidence de leurs contradictions, de leurs bévues, et du replâtrage maladroit des erreurs de chaque siècle passé à la suite des découvertes du siècle suivant. Dans beaucoup de manuscrits, ces erreurs, qu'on a la prétention de croire authentiques, sont souvent si ridicules, qu'elles portent en elles-mêmes le sceau d'une pieuse falsification. Ainsi, par exemple, l'ignorance absolue qu'avaient quelques-uns des Pères, des Evangiles dont ils se faisaient les champions. Nous avons mentionné l'accusation de Tertullien et d'Epiphane contre Marcion, d'avoir mutilé l'Evangile attribué à saint Luc, et d'en avoir retranché ce qui a été prouvé n'avoir jamais existé dans cet Evangile. Finalement, la méthode adoptée par Jésus de parler en paraboles, en quoi il ne faisait que suivre l'exemple de sa secte, est attribuée, dans les Homélies 436 à une prophétie d'Esaïe ! On fait dire à Pierre : "Car Esaïe a dit : "j'ouvrirai la bouche dans une parabole je dirai des choses qui ont été gardées secrètes depuis la fondation du monde". Cette référence inexacte à Esaïe d'une phrase du Psaume LXXVIII, 2, se trouve non seulement [216] dans les Homélies apocryphes, mais aussi dans le Codex sinaïtique. En commentant ce fait, l'auteur du Supernatural Religion dit que "Porphyre se moquait, au IIIème siècle, des Chrétiens d'avoir laissé faussement attribuer à Esaïe, par leur évangéliste inspiré, un passage des Psaumes, et mit ainsi les Pères dans un grand embarras" 437. Eusèbe et Jérôme voulurent tourner la difficulté en mettant l'erreur sur le dos d'un scribe ignorant ; et Jérôme alla jusqu'à affirmer que le nom d'Esaïe n'avait jamais figuré en relation avec la phrase incriminée dans aucun des anciens Codex, mais qu'à sa place on trouvait celui d'Asaph, toutefois, "des hommes ignorants l'avaient effacé" 438. A cela l'auteur fait encore observer "que le fait de lire Asaph pour Esaïe ne se trouve dans aucun manuscrit ; et bien qu' "Esaïe" ait disparu de tous les Codex obscurs, sauf de quelques-uns, on ne peut nier que le nom ait  existé dans les textes anciens. Dans le Codex sinaïtique, qui est probablement le plus ancien des manuscrits existants, et qu'on attribue au  IVème  siècle ajoute l'auteur, le prophète Esaïe a été inscrit en première main dans le texte, mais en a été effacé en seconde" 439.

436 Clem. Homél., XVIII, 15.

437 Supernatural Religion, p. 11.

438 Saint Jérôme : Op. VII, p. 270 ff.

439 Ibidem.

440 Théodoret. Haeret. Fab., II, VII.

 

C'est un fait des plus suggestifs que, dans les prétendues saintes Ecritures, pas un seul mot ne vient à l'appui pour démontrer que Jésus était considéré comme un Dieu par ses disciples. Ils ne lui rendirent les honneurs divins ni avant, ni après sa mort. Leurs relations avec lui se bornaient à celles de Maître à disciples, et c'est ce titre qu'ils lui donnaient [Kurios] de même que les disciples de Pythagore et de Platon  en s'adressant à leurs maîtres respectifs avant eux. Quelles que soient les paroles attribuées à Jésus, Pierre, Paul et autres, aucune d'elles n'est un acte d'adoration de leur part, et Jésus, lui-même, n'a pas une seule fois déclaré qu'il fût identique avec son Père. Il accusait les Pharisiens de lapider les Prophètes, mais non de déicide. Il s'intitulait le fils de Dieu, mais il avait soin d'ajouter, à maintes reprises, que tous étaient des enfants de Dieu, qui était leur Père Céleste à tous. En prêchant cela il ne faisait que répéter la doctrine enseignée, des siècles auparavant, par Hermès, Platon et les autres philosophes. Etrange contradiction ! Jésus, qu'on nous enjoint d'adorer comme le seul Dieu vivant, dit immédiatement après sa résurrection, à Marie-Madeleine - "Je ne suis pas encore monté vers mon Père ; mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre père, vers mon Dieu et votre Dieu !" (saint Jean, XX, 17).

Cela veut-il dire qu'il s'identifie avec son Père ? "Mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu", donne à entendre une parfaite [217] égalité entre lui et ses frère, rien de plus. Théodoret écrit : "Les hérétiques sont d'accord, avec nous au sujet du commencement de toutes chose… Mais ils disent qu'il n'y a pas un Christ (Dieu), mais qu'il y en a un en haut, et l'autre ici-bas, et que ce dernier demeurait avant dans beaucoup (d'êtres) ; mais ils disent à un moment que le Jésus vient de Dieu, et à d'autres ils disent que c'est un ESPRIT" 440. Cet Esprit est le Christos, le messager de vie, qu'on nomme quelquefois l'Ange Gabriel (en Hébreu, le Puissant de Dieu), et qui, chez les Gnostiques, prenait la place du Logos, tandis que  le Saint-Esprit était considéré comme la Vie 441 Néanmoins, dans la secte des Nazaréens, le Spiritus, ou Saint-Esprit, était moins honoré. Tandis que presque toutes les sectes gnostiques le considéraient comme un Pouvoir Féminin, auquel elles donnaient le nom de Binah, הניב ou de Sophia, l'Intelligence Divine ; chez les Nazaréens, il était le Spiritus Féminin, la lumière astrale, la génératrice de toutes les choses de la matière, le chaos sous son aspect mauvais, rendu trouble (turbido) par le Démiurge. Au moment de la création de l'homme, "il était la lumière du côté du PERE, et il était la lumière [lumière matérielle], du côté de la MERE. Et cela, dit le Zohar 442  est "l'homme double".

"Ce jour-là [le dernier] périront les sept stellaires mal disposés, ainsi que les fils de l'homme qui ont reconnu le Spiritus, le [faux] Messie, le Deus et la MERE du SPIRITUS" 443.

Jésus donnait plus de force à ses discours et il les illustrait au moyen de signes et de merveilles, et si nous laissons de côté les prétentions de ceux qui l'ont déifié, il n'a fait que ce que faisaient d'autres Cabalistes et seulement ceux-ci, à cette époque, car depuis deux siècles les sources prophétiques étaient complètement taries, et c'est cette stagnation de "miracles" publics qui avait donné naissance au scepticisme de la secte incrédule des Sadducéens. En décrivant les "hérésies" de cette époque, Théodoret, qui ne soupçonne même pas le sens occulte du mot Christos, le messager Oint, se plaint qu'ils (les Gnostiques) affirment que ce Messager, ou Delegatus., change son corps de temps à autre, "et entre dans d'autres corps, et chaque fois se manifeste différemment. Et ceux-ci [les Prophètes adombrés] se servent d'incantations et d'invocations de divers démons et baptêmes dans la confession de leurs principes... Ils embrassent l'astrologie, la magie et les erreurs mathématiques (?)" 444. [218]

Ces "erreurs mathématiques", dont se plaint le pieux auteur, amenèrent, par la suite, la redécouverte du système héliocentrique, tout erroné qu'il puisse être encore et oublié depuis l'époque d'un autre "magicien"  qui  l'enseignait,  c'est-à-dire  Pythagore.  Par  conséquent,  les merveilles des guérisons et les thaumaturgies de Jésus, qu'ils transmit à ses disciples, montrent que ceux-ci apprenaient, par leur communication journalière avec lui, la théorie et la pratique de l'éthique nouvelle, et cela jour après jour et dans leurs rapports familiers d'amitié intime. Leur foi s'accroissait progressivement, comme celle de tout néophyte, au fur et à mesure de leur avancement dans la connaissance. N'oublions pas que Josèphe, qui est certainement bien informé sur ce point, considère comme "une science" l'art de chasser les démons. Cet accroissement de la foi est particulièrement visible chez Pierre, lequel, manquant de la foi nécessaire pour marcher sur les vagues et aller au-devant de son Maître, devint, par la suite, un thaumaturge suffisamment expert pour que Simon le Magicien, ainsi qu'on le prétend, lui ait offert de l'argent pour qu'il lui enseignât l'art de guérir et d'accomplir d'autres merveilles. Philippe, lui-même, devint, dit-on, un Æthrobate aussi fort qu'Abaris, de mémoire pythagoricienne, mais cependant moins expert que Simon le Magicien.

 441 Voyez Irénée, I, XI, p. 86.

442 Auszüge aus dem Buche Sohar, p. 15. Berlin, 1857.

443 Cod. Naz., vol. II, p. 149.

444 Théodoret. Haeret. Fab., II, VII.

 

Nous ne trouvons rien, ni dans les Homélies, ni dans les premiers ouvrages des apôtres, qui laisse supposer que les amis ou les disciples de Jésus l'aient considéré autrement que comme un prophète. Cette notion est clairement établie dans les Clémentines. Sauf que saint Pierre y développe un peu trop longuement son point de vue pour établir l'identité entre le Dieu de Moïse et le Père de Jésus, l'ouvrage tout entier traite du Monothéisme. L'auteur semble aussi monté contre le Polythéisme que contre la prétention à la divinité du Christ 445. II parait absolument ignorant du Logos et limite sa théorie à Sophia, la Sagesse gnostique. Nous n'y voyons pas trace d'une trinité hypostatique, mais le même adombrement de la Sagesse gnostique [Christos et Sophia] est attribué à Jésus de même qu'à Adam, Enoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob et Moïse 446. Ces personnages sont tous placés sur le même niveau et sont considérés comme "de vrais prophètes" et les sept piliers du monde. Bien plus, Pierre nie avec force la chute d'Adam, et pour lui, s'écroule la doctrine de l'expiation, telle que l'enseigne la théologie chrétienne,  car  il  la  combat  comme  un blasphème 447. Pour Pierre, la théorie du péché est celle des Cabalistes juifs, et même, jusqu'à un certain point, celle de Platon. Non seulement Adam n'a [219] jamais péché, mais en "vrai prophète mû par l'Esprit de Dieu, qui, plus tard, descendit sur Jésus, il ne pouvait pas commettre de péché" 448. L'ouvrage entier est, en somme, l'exposé de la croyance de l'auteur de la doctrine cabalistique de permutation. La Cabale enseigne celle de la transmigration de l'Esprit 449. "Mosah est le revolution de Seth  et  de Hebel" 450.

445  Homélies, XVI, 15 ff. ; II, 12 ; III, 57-59 ; X, 19. Schliemann : Die Clementinen, p. 134 ff.

Supernatural Religion, vol. II, p. 347.

446 Ibidem, II, 16-18 ; III, 20 ff.

447 Ibidem, III, 20 11.

448 Schliemann, Die Clementinen, p. 130-176 ; cité aussi dans Supernatural Religion, p. 342.

449 Nous en reparlerons plus loin.

450 Kabbala Denudata, vol. II, p. 155 ; Vallis Regia.

451 [L. Ménard, Herm. Trim. Paris, 1867.]

452 [Kleucker, Natur und Ursprung der Emanationslehre bal. Kabbalisten, pp. 10-11.]

453 Saint Justin Martyr : 1ère Apol., 33.

 

"Dis-moi qui est celui qui occasionne la renaissance (la revolutio) ?" demande-t-on au sage Hermès, et la réponse du "païen"est la suivante : "Le Fils de Dieu, l'Homme unique, par la volonté de Dieu 451".

"Le Fils de Dieu", c'est l'Esprit immortel assigné à chaque être humain. C'est cette entité divine qui est "l'homme unique", car l'écrin qui renferme notre âme et l'âme elle-même ne sont que des demi-entités, et sans son adombrement, le corps et l'âme astrale ne sont, tous deux, qu'une dualité animale. Il faut la trinité pour parfaire " l'homme", et lui permettre de rester immortel à chaque "renaissance" ou revolutio, à travers les sphères successives et ascendantes, chacune desquelles le rapproche davantage du royaume resplendissant de la lumière éternelle et absolue.

"Le PREMIER-NE de Dieu, qui est le "Saint Voile", la "Lumière des Lumières", celui qui envoie la revolutio du Délégatus, car il est  la Première Puissance", dit le Cabaliste 452.

"Le Pneuma [l'Esprit] et le Dunamis (Puissance) qui vient de Dieu, ne doivent être considérés comme rien de moins que le Logos, qui est aussi [?] le Premier-Né de Dieu", riposte le Chrétien 453.

"Les Anges et les Puissances sont dans le ciel", dit Justin, donnant ainsi expression à une doctrine purement cabalistique. Les Chrétiens l'adoptèrent du Zohar et des sectes hérétiques, et si Jésus les mentionne, ce n'était pas dans les Synagogues officielles qu'il apprit à connaître  la théorie, mais directement par des enseignements cabalistiques. Dans les livres mosaïques on ne les mentionne que rarement, et Moïse, qui est en communication directe avec le "Seigneur Dieu", n'en fait pas grand cas. La doctrine était secrète et taxée d'hérétique par la Synagogue orthodoxe. Josèphe appelle les Esséniens des hérétiques lorsqu'il dit : "Ceux qui sont admis parmi les Esséniens doivent jurer de ne communiquer leur [220] doctrine à qui que ce soit, autrement que comme ils l'ont reçue eux-mêmes, et aussi de mettre à l'abri les livres appartenant à leur secte, et les noms des anges" 454. Les Sadducéens ne croyaient pas aux anges, et les Gentils non-initiés non plus, qui limitaient leur Olympe aux dieux et aux demi- dieux, ou "Esprits". Seuls, les cabalistes et les théurgistes adhéraient à cette doctrine depuis un temps immémorial, et par conséquent aussi Platon, et après lui Philon le Juif, suivi premièrement par les Gnostiques puis par les Chrétiens.

Par conséquent, si Josèphe n'est pas l'auteur de la célèbre interpolation concernant Jésus, falsifiée par Eusèbe, par contre il a attribué aux Esséniens toutes les caractéristiques principales que nous rencontrons chez les Nazaréens : Ils se retiraient dans la solitude pour prier 455. "Mais quand tu pries, entre dans ta chambre... et prie ton Père en secret" (Matthieu, VI, 6). "Ce qu'ils [les Esséniens] disent équivaut à un serment. Ils s'abstiennent de prêter serment" (Josèphe II, VIII, 6). "Mais moi, je vous dis de ne jurer aucunement... Que votre parole soit oui, oui, non, non" (Matthieu V. 34- 37).

Les Nazaréens, de même que les Esséniens et les Thérapeutes, avaient plus foi dans leur interprétation du "sens caché" des anciennes Ecritures, que dans les lois plus récentes de Moïse. Jésus, ainsi que nous l'avons déjà fait voir, n'a qu'une vénération fort mitigée pour les commandements de son prédécesseur, auquel Irénée voudrait tant le rattacher.

Les Esséniens "entrent dans les maisons de ceux qu'ils ne connaissaient pas auparavant, comme s'il s'agissait d'amis intimes" (Josèphe II, VIII, 4). Cette coutume était incontestablement celle de Jésus et de ses disciples.

 454 Josèphe, Guerres, chap. 8, sec. 7.

455 Voyez Josèphe ; Philon le Juif ; Munk (35). Eusèbe parle de leur semneion où ils accomplissent les Mystères de la vie retirée (Ecclesiastic Hystory, lib. II, ch. 17).

 

Epiphane, qui place l' "hérésie" Ebionite au même rang que celle des Nazaréens, remarque, en outre, que les Nazaraioï prennent rang immédiatement après les Cérinthiens 456, si malmenés par Irénée 457.

Munk, dans son ouvrage sur la Palestine, affirme que 4.000 Esséniens habitaient dans le désert ; qu'ils avaient leurs livres mystiques et qu'ils prédisaient l'avenir 458. A peu de chose près, [221] les Nabathéens avaient les mêmes croyances que les Nazaréens et les Sabéens, et tous avaient une plus grande vénération pour Jean-Baptiste que pour Jésus, son successeur. Les Yezidi persans disent qu'à l'origine ils s'établirent en Syrie, venant de Basrah. Ils pratiquent le baptême, et croient aux sept archanges, bien qu'en même temps ils vénèrent Satan. Leur prophète Iezed, qui était en vogue longtemps avant Mahomet 459, enseignait que Dieu enverrait un messager et que celui-ci lui révélerait un livre qui est déjà écrit, au ciel,  de toute éternité 460. Les Nabathéens habitaient le Liban, de même que leurs descendants à ce jour, et dès son origine leur religion fut purement cabalistique. Maimonide en parle en les identifiant avec les Sabéens. "Je mentionnerai les écritures..." qui ont rapport à la croyance et aux institutions des Sabéens, dit-il. Le livre le plus célèbre est le traité d'Agriculture des Nabathéens, qui fut traduit par Ibn Wahohijah. Ce livre fourmille de sottises païennes... Il parle de la préparation des TALISMANS, de l'attraction du pouvoir des ESPRITS, de la MAGIE, des DEMONS et des fantômes, qui font du désert leur demeure" 461.

456 Panarion, I-II. Hær., XXIX, 1 ; XXX, 1.

457 Cérinthe est ce même gnostique – contemporain de Jean l'Evangéliste – au sujet duquel Irénée inventa l'anecdote suivante : "Il y en a qui lui [Polycarpe] entendirent affirmer que Jean, le disciple du Seigneur, allant se baigner à Ephèse, et apercevant Cérinthe dans les bains, s'élança hors de la maison des bains... en s'écriant : Sauvons-nous, de peur que la maison ne s'effondre, car Cérinthe l'ennemi de la vérité s'y trouve." (Irénée, Adv. Haer., III, 3 § 4.

458 Munk, Palestine, p. 525 ; Sod, the Son of the Man.

459 Haxthausen, Transcancasia, p 229, éd. 1854.

460 Sharastani, cité par le Dr D. Chwolsohn : Die Sabier und der Sabismus, II, p. 625.

461 Maïmonide, cité par le Dr D. Chwolsohn : Die Sabier und der Sabismus, II, p8458.

 

Il existe des traditions, parmi les tribus qui vivent éparses de l'autre côté du Jourdain, de même que parmi les descendants des Samaritains à Damas, à Gaza et à Naplosa (l'ancien Shéchem). Beaucoup de ces tribus ont, malgré dix-huit siècles de persécution, conservé dans sa simplicité primitive la foi de leurs ancêtres. C'est là qu'il nous faut nous adresser pour les traditions basées sur des vérités historiques, tout défigurées qu'elles soient par les exagérations et les inexactitudes, afin de les comparer aux légendes religieuses des Pères, qu'ils veulent nous faire prendre pour des révélations. Eusèbe dit qu'avant le siège de Jérusalem, la petite communauté chrétienne – comprenant beaucoup de ceux, sinon tous, qui connaissaient personnellement Jésus et ses apôtres – se réfugia dans la petite ville de Pella, sur la rive opposée du Jourdain 462. Certes, ce peuple ingénu et sincère, séparé depuis des siècles du reste du monde, a dû conserver ses traditions plus pures que toute autre nation ! C'est en Palestine qu'il faut chercher les pures eaux du Christianisme, sinon sa source elle-même. Après la mort de Jésus, tous les premiers Chrétiens se réunirent pendant un certain temps, qu'ils aient été Ebionistes, Nazaréens Gnostiques ou autres. Ils n'avaient pas encore, à ce moment-là, de dogmes chrétiens, et leur Christianisme se bornait à croire que Jésus était un prophète, croyance qui variait, depuis ceux qui le  considéraient simplement [222] comme un "homme juste" 463 ou un saint  prophète inspiré, jusqu'à ceux qui prétendaient qu'il était le véhicule utilisé par le Christos et Sophia pour se manifester au monde. Ils se coalisèrent tous contre la Synagogue et la technique tyrannique des Pharisiens, jusqu'à ce que le groupe primitif se séparât en deux branches distinctes, que nous pouvons, avec raison, nommer les Cabalistes chrétiens de l'école juive des Tanaïm, et les Cabalistes chrétiens de la Gnose platonicienne 464. Ceux-là étaient représentés par les partisans de Pierre et de Jean, l'auteur de l'Apocalypse ; ceux-ci comprenaient les Chrétiens de saint Paul, qui se confondirent, à la fin du second siècle, avec les adeptes de la philosophie platonicienne, englobant, plus tard encore, les sectes gnostiques, dont les symboles et le mysticisme incompris submergèrent l'Eglise Romaine.

Dans tout ce galimatias de contradictions, qui pourrait, en toute sincérité, dire qu'il est Chrétien ? Dans l'ancien Evangile syriaque, selon saint Luc (III, 22), on dit que le Saint-Esprit descendit sous la forme d'une colombe. "Jesua, rempli de l'Esprit sacré, revint du Jourdain, et l'Esprit le conduisit au désert" (Ancien syriaque Luc, IV, 1, Tremellius). "La difficulté, dit Dunlap, consiste en ce que les Evangiles déclarent que Jean- Baptiste vit l'Esprit (la Puissance de Dieu) descendre sur Jésus, après qu'il eut atteint l'âge d'homme, et si l'Esprit ne descendit sur lui qu'à ce moment, les Ebionites et les Nazaréens n'ont pas très tort lorsqu'ils nient son existence précédente et lui refusent les attributs du LOGOS. D'autre part, les Gnostiques faisaient objection à la chair, mais admettaient le Logos 465.

462 [Eccles. Hist., III, V.]

463 "Vous avez condamné, vous avez tué le Juste" dit saint Jacques, dans son épître aux douze tribus.

464 Porphyre établit une distinction entre ce qu'il nomme la Philosophie Antique ou Orientale, et le système grec propre, celui des Néo-Platoniciens. King maintient que toutes ces religions et ces systèmes sont les branches d'une seule religion commune de l'antiquité, la religion Asiatique ou Bouddhique (Gnostics and their Remains p. 1).

 

L'Apocalypse de Jean, et les explications d'évêques chrétiens sincères tels que Synésius, qui, jusqu'à la fin, adhérèrent aux doctrines platoniciennes, nous donnent à croire que la manière la plus saine et la plus sûre d'envisager les choses est de s'en tenir à la foi primitive et sincère, que paraît avoir professée l'évêque nommé ci-dessus. Cet excellent Chrétien, le plus sincère et le plus infortuné entre tous, en s'adressant à "l'Inconnu", s'écrie : "O Père des Mondes... Père des Æons... Facteur des Dieux, il est saint de t'adorer !" 466. Mais Synésius avait été instruit par Hypatie, et voilà la raison pour laquelle nous le voyons exprimer ses opinions et sa profession de foi en toute sincérité. "La populace ne demande pas [223] mieux que d'être trompée... Mais, en ce qui me concerne, je me dois d'être toujours un philosophe pour moi-même ; mais, pour le peuple, je dois être un prêtre" 467.

"Saint est Dieu, le Père de tous les êtres, Saint est Dieu,  dont la sagesse est mise en exécution par ses propres Puissances !... Sanctifié sois- tu, qui créas tout par le Verbe ! C'est pourquoi je crois en Toi et je témoignerai, et j'irai à la VIE et à la LUMIERE 468." Ainsi parle Hermès Trismégiste le païen. Quel est l'évêque chrétien qui pourrait mieux manifester sa foi !

465 Sod, the Son of the Man, 23.

466 [Hym. III. Cf. H. Druon, Œuvres de Synesius, Paris, 1878.]

467 [Lettre à son frère, 409 Ap. J.C.]

468 [L. Ménard, Hermès Trismégiste, Paris, 1867, pp. 15-16.]

 

Les différences apparentes entre les quatre Evangiles, pris dans leur ensemble, ne devraient pas empêcher que les narrations données dans le Nouveau Testament – toutes défigurées qu'elles soient – n'aient un certain fonds de vérité. On y a ajouté, par la suite, fort habilement, certains détails pour cadrer avec les exigences de l'Eglise. Etayés de cette manière, en partie par des preuves indirectes, et surtout par la foi aveugle, ils sont devenus, avec le temps, des articles de foi. Même le massacre fictif des "Innocents" par le roi Hérode, pris au sens allégorique. Laissant de côté le fait, aujourd'hui reconnu, que toute cette histoire du massacre des Innocents a été empruntée tout entière à la Bhagavata Pourana et aux traditions Brahmaniques, la légende se réfère, en outre, allégoriquement à un événement historique. Le Roi Hérode est le type de Kansa, le tyran de Madura, l'oncle maternel de Krishna, auquel les astrologues avaient prédit qu'un fils de sa nièce Dévaki lui ravirait son trône. II ordonne, par conséquent, de faire tuer l'enfant mâle auquel elle vient de donner naissance ; mais Krishna échappe à sa fureur par la protection de Mahadeva (le grand Dieu), qui fait transporter l'enfant dans une autre ville, hors de la portée de Kansa. A la suite de cela, pour être certain de tuer l'enfant en question, qui n'a pu tomber entre ses mains meurtrières, il fait mettre à mort tous les nouveau-nés mâles, dans son royaume. Krishna est également adoré par les gopas (les bergers) du pays.

Bien que cette vieille légende indienne ait une ressemblance suspecte avec la narration biblique plus récente, Gaffarel et d'autres attribuent l'origine de celle-ci aux persécutions qui eurent lieu du temps d'Hérode contre les Cabalistes et les sages, qui n'étaient plus restés strictement orthodoxes. Ceux-ci, de même que les Prophètes, étaient surnommés les "Innocents", et les "Nouveau-nés" en raison de leur sainteté. Comme c'est le cas pour certains degrés de la Franc-Maçonnerie moderne, les adeptes comptent leurs degrés d'initiation au moyen d'un âge symbolique. [224] Ainsi Saül, lorsqu'il fut élu roi, était "un homme jeune et beau,  et dépassant tous les autres de la tête" ; il est décrit, dans la version catholique, comme "un enfant d'un an lorsqu'il commença à régner", ce qui, pris dans le sens littéral, serait parfaitement absurde. Mais au premier livre de Samuel, chapitre X, on donne une description de son onction et de son initiation par Samuel, et au verset 6, Samuel prononce les paroles significatives suivantes : "... l'esprit de l'Eternel te saisira et  tu prophétiseras avec eux, et tu seras changé en un autre homme." L'expression citée ci-dessus devient par conséquent intelligible : il avait passé par un des degrés de l'initiation et, symboliquement, il était "un enfant d'un an". La Bible catholique, à laquelle ce texte est pris, dit avec une candeur charmante, dans une note au bas de la page : "Il est fort difficile d'en donner une explication" (voulant dire, par cela, que Saül était un enfant d'un an). Mais, nullement embarrassé par la difficulté, l'éditeur la tourne en disant : "Un enfant d'un an, c'est-à-dire qu'il était simple et innocent comme un enfant." Cette interprétation est aussi  ingénieuse qu'elle est pieuse ; après tout, si elle ne fait aucun bien elle ne peut pas faire de mal 469.

Si l'on n'admet pas l'explication des Cabalistes, toute l'histoire prête à confusion ; bien plus, elle devient un plagiat direct de la légende hindoue. Tous les commentateurs s'accordent à dire que le massacre en bloc de nouveau-nés n'est nulle part mentionné dans l'histoire ; et, qu'en outre, un fait de cette nature eût créé une page si sanglante dans les annales Romaines, que tous les auteurs de l'époque en eussent parlé. Hérode, lui- même, était assujetti [225] à la loi Romaine, et il n'est pas douteux qu'il eût payé de sa vie un crime si monstrueux. Mais si, d'une part, nous ne trouvons dans l'histoire aucune trace d'une fable analogue, de l'autre, nous avons des preuves abondantes de plaintes officielles de la Synagogue au sujet des persécutions exercées contre les initiés. Le Talmud le corrobore aussi.

469 C'est l'interprétation exacte des allégories bibliques qui rend le  clergé  catholique si furieux contre les Protestants qui, eux, sondent en toute liberté les passages de la Bible. Nous nous rendons compte de l'animosité qu'elle a soulevée, en lisant les paroles suivantes du Rév. P. Parker de Hyde- Park, New York, lequel, prêchant dans l'église catholique de Sainte-Thérèse le 10 décembre 1876, disait : "A qui 1'Eglise Protestante est-elle redevable de la possession de la Bible, qu'elle prétend mettre entre les mains de toute personne ignorante et des enfants, sinon aux moines, qui la transcrivirent laborieusement avant l'invention de l'imprimerie ? Le protestantisme a été la cause de la discorde dans l'Eglise, des révolutions dans l'Etat, de l'instabilité de la vie sociale, et ne sera satisfait que lorsqu'il aura aboli la Bible. Les Protestants doivent cependant reconnaître que l'Eglise Romaine a plus fait pour répandre le Christianisme et pour détruire 1'idolâtrie que toutes leurs sectes réunies. Les uns prétendent que l'enfer n'existent pas ; tandis que les autres affirment que la damnation est imminente et sans atténuation. Les uns disent que Jésus-Christ n'était qu'un homme ; d'autres qu'il faut plonger le corps tout entier dans l'eau pour le baptême ; et il y en a qui refusent ce sacrement aux petits enfants. La plupart n'ont pas même une forme de culte ordonnée, ni des vêtements sacerdotaux, et leurs doctrines sont aussi peu définies que le rituel de leur culte. Le fondateur du Protestantisme, Martin Luther, était l'homme le plus vicieux de toute l'Europe. Le début de la Réformation fut le signal de la guerre civile et depuis lors, jusqu'à aujourd'hui, le monde a été dans une condition d'effervescence, d'inquiétude pour les Gouvernements, et devenant de jour en jour plus sceptique. La tendance finale du Protestantisme n'est rien moins que de détruire tout respect pour la Bible et la désorganisation du Gouvernement et de la Société." C'est parler clair ; mais il ne serait pas difficile pour les Protestants de retourner le compliment.

 

La version juive de la naissance de Jésus est relatée dans le Sepher- Toldoth-Jeschu, de la manière suivante :

"Marie ayant donné le jour à un Fils, nommé Jehosuah et l'enfant ayant grandi, elle le confia aux soins de Rabbi Elhanam, chez lequel il fit de rapides progrès dans les connaissances, car il était bien doué en esprit et en compréhension. "Le Rabbi Jehosuah, fils de Perachiah, continua l'éducation de Jehosuah (Jésus) après Elhanan, et l'initia à la connaissance occulte" ; mais le roi Jannée, ayant ordonné de tuer tous les initiés, Jehosuah Ben- Perachiah s'enfuit à Alexandrie, en Egypte, où il emmena l'enfant avec lui."

Pendant leur séjour à Alexandrie, d'après la suite de ce récit, ils furent reçus dans la maison d'une dame riche et savante (la personnification de l'Egypte). Le jeune Jésus la trouva belle, malgré "un défaut dans les yeux", et le déclara à son maître. En l'entendant, celui-ci fut si outré de ce que son disciple pût trouver quoi que ce soit de bon dans le pays de la servitude, qu'il "le maudit et le chassa de sa présence". Vient ensuite toute une série d'aventures racontées en langage allégorique, qui tendent à démontrer que Jésus compléta son initiation à la Cabale juive, en y ajoutant la sagesse secrète de l'Egypte. Lorsque les persécutions prirent fin, ils rentrèrent tous deux en Judée 470.

470 Talmud, Mishnah Sanhedrin de Babylone, ch. XI, fol. 107 b et Mishnah Sotha, ch. IX, fol. 47 a. Voir aussi Eliphas Levi, La Science des Esprits.

471 Ce fragment est traduit de l'original hébreu par Eliphas Levi, dans La Science des Esprits, pp. 32-33.

 

Les véritables griefs contre Jésus sont mentionnés par le savant auteur du Tela Ignea Satanae (Les flèches de feu de Satan) comme étant au nombre de deux :

  1. qu'il avait découvert les grands Mystères de leur Temple, ayant été initié en Egypte ; et
  2. qu'il les avait profanés en les faisant connaître au vulgaire, qui ne les comprenait pas et les avait défigurés. Voici ce qu'ils disent 471 :

"Il existe, dans le sanctuaire du Dieu vivant, une pierre cubique sur laquelle sont sculptés les caractères sacrés, dont la combinaison donne l'explication des attributs et des pouvoirs  du nom inconcevable. Cette explication est la clé secrète  de  toutes  les  sciences  occultes  et  des forces de la nature. Elle est ce que les hébreux [226] nomment le Scham hamphorash. Cette pierre est gardée par deux lions d'or, qui rugissent aussitôt qu'on en approche 472. Les portes du temple ne sont jamais perdues de vue et la porte du sanctuaire ne s'ouvre qu'une fois par an, pour n'admettre que le Grand Prêtre tout seul. Mais Jésus, qui avait appris en Egypte les grands secrets, pendant son initiation,  se fabriqua des clés invisibles, et put, de cette manière, pénétrer dans le sanctuaire, sans avoir été vu... Il prit copie des caractères gravés sur la pierre cubique et les cacha dans sa cuisse 473 ; après quoi, sortant du temple il s'en fut par les chemins et jeta l'étonnement dans le peuple par ses miracles. A son commandement les morts ressuscitaient, les lépreux et les obsédés par des démons guérissaient. Il força les pierres, qui gisaient depuis des siècles au fond de la mer, de remonter à la surface, jusqu'à ce qu'elles formassent une montagne, du sommet de laquelle il prêcha." Le Sepher Toldoth dit encore, qu'incapable de déplacer la pierre cubique du sanctuaire, Jésus en fabriqua une en terre glaise, qu'il montra aux nations et la fit passer pour la véritable pierre cubique d'Israël.

Cette allégorie, ainsi que toutes les autres dans cette classe de livres, doit être lue entre les lignes ; elle a sa signification occulte et doit être interprétée de deux manières différentes. Les livres cabalistiques en donnent la signification mystique. Le même Talmudiste, plus loin, dit, en substance, ce qui suit : Jésus fut emprisonné pendant quarante jours ;  puis il fut flagellé pour rébellion séditieuse ; puis lapidé comme  blasphémateur dans un endroit nommé Lud, et enfin on le laissa expirer sur la croix. "Tout cela, explique Lévi, parce qu'il révéla au peuple les vérités qu'ils [les Pharisiens] voulaient garder cachées pour leur propre usage. Il avait deviné la théologie occulte d'Israël, l'avait comparée à celle de la Sagesse égyptienne, et en avait déduit la raison d'une synthèse religieuse universelle" 474.

472 Ceux qui sont au courant des rites des Hébreux reconnaîtront dans ces deux lions les formes gigantesques des chérubins, dont la monstruosité symbolique était bien calculée pour effrayer le profane et le mettre en fuite.

473 Arnobe raconte la même histoire de Jésus et dit comment il fut accusé d'avoir volé, dans le sanctuaire, des noms secrets du Très Saint, au moyen desquels il put accomplir tous ses miracles. (Adv. gent. I, § 43.)

 

Malgré la circonspection avec laquelle nous devons accepter quoi que ce soit au sujet de Jésus, venant de sources juives, il faut reconnaître que, dans certaines choses, leurs affirmations sont mieux fondées (là où leurs intérêts directs par rapport aux faits ne sont pas en jeu) que celles des pieux Pères, par trop jaloux. Une chose est certaine, c'est que  saint Jacques, le "frère du Seigneur", ne parle à aucun endroit de  sa résurrection. Il n'appelle jamais Jésus, "Fils de Dieu", ou même Christ- Dieu. Une fois seulement, [227] en parlant de lui, il l'appelle le "Seigneur de Gloire" ; mais les Nazaréens faisaient de même lorsqu'ils parlaient de leur prophète Iohanan bar Zacharia, ou Jean, le fils de Zacharie (saint Jean-Baptiste). Leurs expressions favorites pour leur prophète sont les mêmes que celles employées par Jacques en parlant de Jésus. Un homme "de la semence des hommes", "Messager de Vie", "de Lumière", "Seigneur Apôtre", "Roi issu de la Lumière", et ainsi de suite. "Mes frères, que votre foi en notre glorieux Seigneur Jésus-Christ" etc., dit saint Jacques dans son Epître (II, 1) s'adressant au Christ, croit-on, comme DIEU. "La Paix soit avec toi, mon Seigneur JEAN Abo Sabo, Seigneur de Gloire !"  dit le Codex Nazaraeus (11, 19), qu'on sait ne s'adresser qu'à un Prophète. "Vous avez condamné, vous avez tué le Juste", dit Jacques (V,  6). "Iohanan (Jean) est le Juste, il est venu à vous dans la voie de la  justice", dit Matthieu (XXI, 32, texte syriaque).

Jacques n'appelle même pas Jésus Messie, dans le sens que lui attribuent les Chrétiens, mais il fait allusion au "Messie-Roi" cabalistique qui est le Seigneur des armées 475 (V. 4), répétant plusieurs fois que le "Seigneur" viendra ; mais il ne l'identifie nulle part avec Jésus. "Soyez donc patients, jusqu'à l'avènement du Seigneur... Soyez patients, car l'avènement du Seigneur est proche" (V. 7, 8), et il ajoute : "Prenez, mes frères, pour modèles de souffrance et de patience le Prophète [Jésus] qui  a parlé au nom du Seigneur." Bien que dans la version actuelle le mot "prophètes" soit au pluriel, il s'agit ici d'une falsification délibérée de l'original, son but étant évident. Après avoir cité les "Prophètes" comme un exemple, Jacques ajoute immédiatement : "Vous avez entendu parler de la patience de Job et vous avez vu la fin du Seigneur" – combinant ainsi les exemples de ces deux admirables personnages, et les mettant sur un pied de parfaite égalité. Mais nous avons mieux pour étayer notre argument. Jésus, lui-même, n'a-t-il pas glorifié le prophète du Jourdain ? "Qu'êtes- vous donc allés voir ? un Prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu'un Prophète... Je vous le dis en vérité, parmi ceux qui sont nés de femmes, il n'en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste." (Luc VII. 26-28).

474 La Science des Esprits, p. 37.

475 Isrælite Indeed, vol. III, p. 61.

 

Et de qui était né celui qui parlait ainsi ? Ce ne sont que les Catholiques Romains qui ont transformé Marie, la mère de Jésus, en une Déesse. Pour tous les autres Chrétiens, elle était une femme, que sa naissance à lui fût immaculée ou non. Logiquement parlant, Jésus confesse que Jean était plus grand que lui. Remarquez comment le langage de l'Ange Gabriel, en s'adressant à Marie, remet les choses au point : "Bénie es-tu entre les femmes." Il n'y a pas d'équivoque ; il ne l'adore pas comme la Mère de Dieu, et il ne lui [228] décerne pas non plus le titre de déesse ; il ne s'adresse pas même à elle comme "Vierge", mais il l'appelle une femme ; et il ne la considère supérieure aux autres femmes que parce que son extrême pureté lui a créé une meilleure chance.

On connaissait les Nazaréens sous les noms de Baptistes, de Sabéens, et de Chrétiens de Saint-Jean. [Mandéens] Ils croyaient que le Messie n'était pas le Fils de Dieu, mais simplement un prophète qui suivrait Jean. "Johanan, le fils d'Abo Sabo Zacharie se dira à lui-même : Celui qui aura foi dans ma justice et dans mon BAPTEME sera reçu dans mon association ; il partagera avec moi le siège qui est la demeure de la vie du suprême Mano et du feu vivant." (Codex Nazaraeus II, p. 115) Origène fait remarquer "qu'il y en a qui disent de Jean [Baptiste] qu'il était l'oint (Christos) 476. L'Ange Rasiel des Cabalistes est l'ange Gabriel des Nazaréens, et c'est celui-ci qui fut choisi, par les Chrétiens, parmi toute la hiérarchie céleste, pour être le messager de l' "Annonciation". Le génie envoyé  par  le  "Seigneur  de  Celsitude"  est  Æbel  Zivo,  qu'on   nomme également GABRIEL Legatus" 477. Paul voulait, sans doute, faire allusion à la secte des Nazaréens lorsqu'il dit : "Après eux tous, il [Jésus] m'est aussi apparu à moi, comme à quelqu'un qui n'est pas né à terme" (I Corinth. XV,8)   rappelant ainsi à son auditoire l'expression commune des Nazaréens, qui traitaient les Juifs "d'avortons ou nés avant terme". Saint Paul se glorifie d'appartenir à une secte hérétique 478.

476 Origène, In Lucam Homie. Hon. XXIV, ch. III.

 477 Codex Nazaraeus, vol. I, p. 23.

478 "Je sers le Dieu de mes pères selon la voie qu'ils appellent une secte" (Actes XXIV, 14).

479 Codex Nazaraeus, vol. II, p. 109.

480 Milman, Hist. of Christian., p. 200.

481 Dunlap dit, dans Sod the Son of the Man : M. Hall, des Indes, nous informe qu'il a vu des traités philosophiques sanscrits dans lesquels il est continuellement fait mention du Logos, p. 39, note.

 

Lorsque les notions métaphysiques des Gnostiques, qui reconnaissaient en Jésus le Logos et l'Oint, commencèrent à gagner du terrain, les Chrétiens primitifs se séparèrent des Nazaréens, qui accusaient Jésus d'avoir perverti les doctrines de saint Jean, et d'avoir apporté un changement au baptême du Jourdain 479. Milman dit "qu'aussitôt qu'il (l'Evangile) eut dépassé les frontières de la Palestine, et que le nom du "Christ" eut acquis la sainteté et la vénération dans les villes orientales, il devint une sorte d'impersonnalité métaphysique, tandis que la religion perdit son objet purement moral et prit le caractère d'une simple théogonie spéculative 480. Le seul document semi-original qui nous ait été transmis de l'époque apostolique primitive est les Logia de saint Matthieu. La doctrine véritable et authentique est restée entre les mains des Nazaréens, et dans cet Evangile de Matthieu, qui contient la "doctrine secrète", les "Paroles de Jésus" mentionnées [229] par Papias. Ces paroles étaient, sans doute, de même nature que les petits manuscrits qu'on mettait entre les mains des néophytes, candidats à l'initiation aux Mystères, et qui contenaient les Aporrheta ou révélations de quelques rites et symboles importants. S'il en était autrement, pourquoi Matthieu aurait-il pris tant de précautions pour les tenir "secrètes" ?

Le Christianisme primitif eut ses attouchements, ses mots de passe et ses degrés d'initiation. Les innombrables joyaux gnostiques, et les amulettes en sont une preuve de poids. C'est une science symbolique. Les Cabalistes furent les premiers à gratifier le Logos universel 481 d'épithètes telles que "Lumière de Lumière", "Messager de VIE" et de LUMIERE" 482, et nous retrouvons ces expressions adoptées in toto par les Chrétiens, ainsi que presque tous les termes gnostiques tels que Pleroma (Plénitude), Archons, Æons, etc. Quant aux termes "Premier-Né", le Premier et "Fils Unique", ils sont aussi vieux que le monde. Hippolyte nous dit que le mot "Logos" existait déjà chez les Brahmanes. "Les Brachmanes disent que le Dieu est Lumière, non pas telle que nous la voyons, ou telle que le soleil et le feu ; mais ils ont un Dieu LOGOS, non pas le Logos articulé de la Gnose, par lequel les plus hauts MYSTERES de la Gnose sont perçus par les Sages 483. "Les Actes des Apôtres et le Quatrième Evangile fourmillent d'expressions gnostiques. Le "Premier-né de Dieu" de la Cabale  "est émané du Très Haut" en même temps que ce qui est  "l'Esprit  de l'Onction" ; et encore : "on l'appelait l'Oint du Très Haut" 484. Tout cela est reproduit en Esprit et en substance par l'auteur de l'Evangile selon saint Jean. "Cette lumière était la véritable lumière" et "la lumière luit dans les ténèbres". "Et le VERBE a été fait chair." "Et nous avons tous reçu de sa Plénitude [Pleroma]", etc. (Jean, 1).

Par conséquent, le "Christ" et le "Logos" ont existé des siècles avant le Christianisme ; on étudiait déjà la Gnose Orientale longtemps avant l'époque de Moïse, et il faut rechercher l'origine de toutes ces doctrines dans les périodes archaïques de la philosophie asiatique primitive. La seconde Epître de Pierre et le fragment de Jude, conservé dans le Nouveau Testament, prouvent, par leur phraséologie, qu'ils appartenaient à la Gnose orientale cabalistique, car ils font usage des mêmes expressions que les Gnostiques chrétiens, qui avaient échafaudé une partie de leur doctrine sur la Cabale [230] orientale. "Audacieux et arrogants, ils [les Ophites] ne craignent pas d'injurier les Gloires", dit Pierre (II, Epître II, 10) se posant par là en modèle pour les injures ultérieures de Tertullien ou d'Irénée 485. Malgré cela [à l'instar de Sodome et de Gomorrhe] aussi, entraînés par leurs rêveries, ils souillent pareillement leur chair, méprisent l'autorité et injurient les GLOIRES, dit Jude (Epître 8), renchérissant sur les paroles de saint  Pierre,  et  se  servant  d'expressions  consacrées  dans  la      Cabale.

 482 Voyez Evangile selon saint Jean, I.

483 Philosophumena, XXI.

484 Kleuker, Natur und Ursprung der Emanationlehre bei den Kabalisten, pp. 10-11, Riga, 1786. Voir Ciphra Azeninthah, etc.

485 "Comme il est naturel pour des brutes animales." "Le chien est revenu manger ses propres déjections ; et la truie qui lui fut amenée se vautrait dans la boue" (22).

 

L'autorité est "l'Empire" la dixième sephira des Cabalistes 486. Les Puissances et les Gloires sont les Génies subordonnés des Archanges et des Anges du Zohar 487. Ces émanations sont la vie même de la Cabale et du Zoroastrianisme ; et le Talmud, lui-même, dans son état actuel, est entièrement emprunté au Zend Avesta. Par conséquent, en adoptant le point de vue de Pierre, de Jude, et d'autres apôtres Juifs, les Chrétiens ne sont devenus qu'une secte dissidente des Persans, car ils ne donnent même pas à toutes ces Puissances la signification que leur donnent les véritables cabalistes. Paul, en mettant ses prosélytes en garde contre l'adoration des anges, prouve combien il appréciait, déjà à cette époque, le danger des emprunts à une doctrine métaphysique dont la philosophie ne pouvait être correctement interprétée que par ses adhérents érudits, les Mages et les Tanaïm juifs. "Qu'aucun homme, sous une apparence d'humilité et par un culte des anges, ne vous ravisse à son gré le prix de la course, tandis qu'il s'abandonne à ses visions et qu'il est enflé d'un vain orgueil par ses pensées charnelles" 488, telle est la phrase que Paul adresse directement à Pierre et à ses défenseurs. Dans le Talmud, Michel est le Prince de l'Eau, qui a sept esprits inférieurs subordonnés. Il est le patron, l'ange gardien des Juifs, ainsi que nous en informent Daniel (V. 21) et les Ophites grecs, qui l'assimilent à leur Ophiomorphos, la création personnifiée de l'envie et de la malice chez Ilda-Baoth, le Démiurge (Créateur du monde matériel) ; il prétend également établir la preuve qu'il est Samâel, le prince hébreu des mauvais Esprits, ou Devs [231] persans, que les Juifs considéraient naturellement comme des blasphémateurs. Mais Jésus a-t-il jamais sanctionné cette croyance aux anges, si ce n'est qu'avec leur qualité de messagers et de serviteurs de Dieu ? Et voilà encore comment les divergences entre les confessions de foi chrétiennes se rattachent directement à ces deux points de vue primitifs, contradictoires.

 486 Les types de la création, ou les attributs de l'Etre Suprême, sont, par les émanations d'Adam Kadmon : "La Couronne, la Sagesse, la Prudence, la Magnificence, la Sévérité, la Beauté, la Victoire, la Gloire, la Fondation, l'Empire. La Sagesse est nommée Jeh ; la Prudence Jéhovah ; la Sévérité Elohim ; la Magnificence, Elohah ; la Victoire et la Gloire SABAOTH ; l'Empire ou l'Autorité, ADONAI." Ainsi, lorsque les Nazaréens et les autres Gnostiques de tendances plus platoniciennes surnommaient les Juifs "avortons qui adorent leur dieu Iurbo Adunaï", nous ne devons pas nous étonner de la colère de ceux qui avaient accepté la vieille doctrine Mosaïque, mais bien de celle de Pierre et de Jude qui prétendent être des partisans de Jésus et s'éloignent de 1'opinion de celui-ci qui était également Nazaréen.

487 Suivant la "Cabale", l'Empire ou l'Autorité est "le feu qui consume, et son épouse est le Temple ou l'Eglise".

488 "Colossiens", II, 18.

 

Paul, qui croyait à tous ces pouvoirs occultes du monde, "invisibles", bien que toujours "présents", dit : "Vous marchiez suivant l'Æon de ce monde, suivant l'Archon [Ilda-Baoth, le Démiurge] qui a la domination de l'air", et "nous ne luttons pas contre la chair et le sang, mais contre les dominations et les puissances ; les seigneurs des ténèbres, les mauvais esprits des régions supérieures" 489. Cette phrase : "Vous étiez morts dans le péché et dans l'erreur", car "vous marchiez suivant l'Archon", autrement dit Ilda-Baoth, le Dieu et le Créateur de la matière des Ophites, démontre sans équivoque aucune :

que Paul, malgré quelques dissensions avec les doctrines les plus importantes des Gnostiques, partageait, plus ou moins, leurs notions cosmogoniques des émanations ; et

qu'il savait pertinemment que ce Démiurge, dont le nom Juif était Jehovah, n'était pas le Dieu prêché par Jésus. Si nous comparons maintenant la doctrine de Paul avec les principes religieux de Pierre et de Jude, nous trouvons que non seulement ces derniers adoraient l'archange Michel, mais encore qu'ils vénéraient SATAN, car celui-ci, avant sa chute, était aussi un ange ! Ils le font ouvertement et insultent les Gnostiques 490, qui en disaient du "mal".

Il est impossible de nier ce qui suit : Pierre dénonçant ceux qui ne craignaient pas de dire du mal des "dignités", ajoute, "tandis que les anges qui sont, supérieurs en forces et en puissances, ne portent pas contre elles [les Dignités] de jugement injurieux devant le Seigneur" (Epître de Pierre II, II). Qui sont ces dignités ? Jude, dans son Epître générale, le dit clair comme le jour : Les dignités sont les DIABLES !! Se plaignant du peu de respect des Gnostiques pour les puissances et les dominations, Jude emploie, comme argument, les mêmes paroles que Pierre : "Or, l'archange Michel, lorsqu'il contestait avec le Diable et lui disputait le corps  de Moïse, n'osa pas porter contre lui un jugement injurieux, mais il dit : Que le Seigneur te réprime" (1,9).

 489 [Cf. Ephés., II, 2 ; VI, 12 ; II, 1.]

490 Il est plus que probable que tous deux invectivaient saint Paul, qui prêchait contre  cette croyance, et que les Gnostiques n'étaient qu'un prétexte. (Voyez la deuxième Epître de Pierre).

 

Est-ce assez clair ? Sinon, la Cabale se charge de nous faire savoir ce qu'étaient les Dignités. [232]

Considérant que, suivant le Deutéronome, le "Seigneur", Lui-même, enterra Moïse dans la vallée, au pays de Moab (XXXIV, 6) "et personne n'a connu son sépulcre jusqu'à ce jour" ce lapsus linguæ biblique de Jude donne une couleur très prononcée aux affirmations de quelques Gnostiques. Ils n'affirmaient que ce qui était enseigné secrètement par les Cabalistes juifs eux-mêmes, à savoir : que le Dieu Suprême, le plus élevé, était inconnu et invisible ; que "le Roi de la Lumière est un œil fermé" ; qu'Ilda-Baoth, le second Adam juif, était le véritable Démiurge ; et que Iao, Adonaï-Sabaoth et Eloï étaient l'émanation quaternaire qui constituait l'unité du Dieu des Hébreux – Jéhovah. Celui-ci était, en outre, appelé par eux Michel et Samâel, mais n'était considéré que comme un ange, de plusieurs degrés inférieur à la Divinité. Par cette croyance, les Gnostiques corroboraient les enseignements des plus éminents docteurs juifs, Hillel et autres prêtres babyloniens. Josèphe constate la grande déférence que la Synagogue officielle de Jérusalem témoignait pour les connaissances des écoles de l'Asie Centrale. Les collèges de Sora, Pumbeditha, et Nahardea étaient considérés, par toutes les écoles de la Palestine, comme le siège des connaissances ésotériques et théologiques. La version chaldéenne du Pentateuque, élaborée par le célèbre prêtre babylonien Onkelos, était considérée comme la plus valable ; et c'est suivant l'opinion de ce savant Rabbi que Hillel et les autres Tanaïm, après lui, soutinrent que l'Etre qui apparut à Moise dans le buisson ardent, sur le Mont Sinaï, et qui ensuite l'enterra, était l'ange du Seigneur, Memra, et non pas le Seigneur Lui- même ; et que celui, que les Hébreux de l'Ancien Testament prenaient pour Iahoh, n'était que Son envoyé, un de Ses fils ou émanations. Tout cela ne permet qu'une seule conclusion logique, c'est-à-dire que les Gnostiques étaient de beaucoup supérieurs aux disciples, au point de  vue de l'éducation et des connaissances générales ; même, dans la connaissance des doctrines religieuses des Juifs eux-mêmes. Tout en étant parfaitement au courant de la sagesse chaldéenne, les disciples ignorants et fanatiques, tout pieux et bien pensants qu'ils étaient, incapables de bien comprendre ou de saisir l'essence religieuse de leur propre doctrine, étaient poussés dans leurs discussions à adopter des termes d'une logique convaincante, tels que "bêtes brutes", "truies", "chiens", et autres épithètes si généreusement employées par Pierre.

 Depuis lors, l'épidémie a atteint le sommet de la  hiérarchie sacerdotale. Du jour où le fondateur du Christianisme prononça son avertissement, que celui qui dirait à son frère, "Insensé, mérite d'être puni par le feu de la géhenne", tous ceux qui en sont devenus les chefs, en commençant par les loqueteux pêcheurs de Galilée, jusqu'aux pontifes chamarrés de bijoux, paraissent faire assaut [233] d'épithètes injurieuses pour qualifier leurs adversaires. Nous voyons, par exemple, Luther s'écrier, dans son jugement final sur les Catholiques : "Les Papistes sont tous des ânes, sous quelque face que ce soit qu'on les envisage ; qu'ils soient rôtis, bouillis, cuits au four, frits, écorchés ou hachés vifs, ils seront toujours les mêmes ânes." Calvin appelait les victimes qu'il persécutait et qu'occasionnellement il faisait brûler, "des chiens méchants qui aboient, pleins de bestialité et d'insolence, infâmes corrupteurs des Saintes Ecritures", etc. Le Dr Warburton considère la  Religion  Papiste comme "une farce impie", et Monseigneur Dupanloup arme que le service dominical protestant est la "messe du Diable" et que tous les pasteurs sont des "voleurs et des ministres du Démon".

Le même esprit d'ignorance et de connaissances imparfaites a fait que l'Eglise Chrétienne a donné à la plupart de ses apôtres des titres que s'étaient octroyés ses adversaires les plus acharnés, les Hérétiques et les Gnostiques. Nous voyons, par exemple, que Paul est surnommé le Vase d'Election, "Vas Electionis", titre choisi par Manès 491, le plus grand hérétique de son époque aux yeux de l'Eglise, Manès voulant désigner par là, en langage Babylonien, le vase ou réceptacle choisi 492.

491 Le vrai nom de Manès – qui était persan, de naissance – était Cubricus (Voyez Epiph. Vie de Manès, Hærêt. LXV). Il fut écorché vif à la requête des Mages, par ordre du roi persan Varanes I. Plutarque prétend que Manès ou Manis veut dire Masses, ou OINT. Le vase d'élection, par conséquent, est le vase rempli de la Lumière de Dieu, qu'il répand sur celui qu'il a choisi pour son interprète.

492 Voyez The Gnostics, de King, p. 38.

 

La même chose a lieu pour la Vierge Marie. Leur génie inventif leur fait si bien défaut, qu'ils n'ont fait que copier, dans les religions Egyptiennes et Hindoue, les prières adressées à leurs Vierges-Mères respectives. Nous les plaçons en regard les unes des autres, afin de rendre plus clairement notre pensée : [234]

  

HINDOUE

EGYPTIENNE

CATHOLIQUE ROMAINE

Litanies de Notre-Dame Nari : Vierge

Litanies de Notre-Dame Isis : Vierge

Litanies de Notre-Dame de Lorette : Vierge

1.

Sainte Nari- Mariâma, mère de la fécondité perpétuelle.

1.

Sainte Isis, mère universelle. Muth.

1.

Sainte-Marie, mère de la divine grâce.

2.

Mère d'un Dieu incarné. Vishnou (Devaki).

2.

Mère de Dieux.

Hathor.

2.

Mère de Dieu.

3.

Mère de Krishna.

3.

Mère de Horus.

3.

Mère du Christ.

4.

Virginité éternelle.

Kanyabava.

4.

Virgo generatrix.

Neith.

4.

Vierge des Vierges.

5.

Mère, Essence pure.

Akasa.

5.

Ame-Mère de l'Univers. Anouk.

5.

Mère de la Divine Grâce.

6.

Vierge très chaste.

Kanya.

6.

Vierge, terre sacrée.

Isis.

6.

Vierge très chaste.

7.

Mère Tanmatra, des cinq vertus ou éléments.

7.

Mère de toutes les vertus.

Maât., réunissant les mêmes qualités.

7.

Mère très pure. Mère non souillée. Mère inviolée.

Mère très aimable. Mère très admirable.

8.

Vierge Triguna (des trois éléments, puissance ou richesse, amour et pitié.)

8.

Illustre Isis, puissante, miséricordieuse, juste.

(Livre des morts.)

8.

Vierge très puissante. Vierge très miséricordieuse.

Vierge très fidèle.

9.

Miroir de la Conscience

9.

Miroir de Justice et de Vérité.

9.

Miroir de Justice.

 Si la Vierge Marie a ses nonnes, qui lui sont consacrées et qui font vœu de chasteté, Isis avait les siennes en Egypte, ainsi que Vesta à Rome, et la Nari hindoue, "la mère du monde". Les vierges consacrées à son culte –   les Devadasis des temples, qui étaient les nonnes d'antan – vivaient dans la chasteté la plus stricte et étaient l'objet d'une grande vénération, comme les saintes femmes de la déesse. Les missionnaires et les voyageurs auraient-ils la prétention de reprocher quoi que ce soit aux Devadasis modernes, les femmes Nautch ? Pour toute réponse, nous les renvoyons aux rapports officiels du dernier quart de siècle, mentionnés au chapitre II, relativement à certaines découvertes faites lors de la démolition de couvents en Autriche et en Italie. On a exhumé des mares,  [235] des voûtes souterraines et des jardins des couvents des milliers de squelettes de nouveau-nés. Rien de semblable n'a été révélé dans les pays païens.

La théologie chrétienne, ayant pris sa doctrine des archanges et des anges directement de la Cabale orientale, dont la Bible Mosaïque n'est qu'une copie allégorique, devrait au moins se rappeler la hiérarchie instituée par celle-là pour ses émanations personnifiées. Les armées de Chérubins et de Séraphins qui entourent généralement les Madones catholiques, dans les tableaux, appartiennent, avec les Elohim et les Beni Elohim des Hébreux, au troisième monde cabalistique, le Jézirah. Ce monde n'est qu'un degré plus élevé qu'Asiah, le quatrième monde et le plus inférieur, par les êtres les plus grossiers et les plus matériels – les Klippoth, qui se complaisaient dans le mal et la méchanceté et dont le chef est Bélial !

Expliquant, comme de juste à sa façon, les diverses "hérésies" des deux premiers siècles, Irénée dit : "Nos hérétiques prétendent... que PROPATOR n'est connu que du fils-unique, c'est-à-dire de l'Esprit (le Nous) 493. Ce furent les Valentiniens, les partisans du "plus profond docteur de la Gnose" Valentin, qui maintenaient "qu'il y avait un AION parfait, qui existait avant Bythos, ou Buthon (l'Abîme), nommé Propatôr 494. Cela appartient encore à la Cabale, car dans le Zohar de Simon Ben Iochaï, nous lisons ce qui suit : "Senior occultatus est et absconditus ; Microprosopus manifestus est, et non manifestus." (Rosenroth, "The Sohar Leber Mysteries, IV, 4).

 493 [Advers Hær., I, II, L]

494 [Ibid., I, I, I]

495 Franck, La Kabbale, II, III, p. 175, éd. Paris 1843.

 

Le Très Haut, dans la métaphysique religieuse des Hébreux, est une abstraction ; il n'a "ni forme ni être", "et n'a de ressemblance avec rien d'autre". 495 Et même Philon le Juif définit le Créateur comme le Logos qui vient  après  Dieu,  "le  SECOND  DIEU".  "Le  second  Dieu  qui  est    sa SAGESSE." 496 Dieu est NEANT, il n'a pas de nom, c'est pourquoi on l'appelle Aïn-Soph – le mot Aïn signifiant Néant 497. Mais si, d'après les anciens juifs, Jéhovah est le Dieu et qu'Il s'est manifesté à plusieurs reprises à Moïse et aux Prophètes, et que l'Eglise Chrétienne a fulminé l'anathème contre les Gnostiques qui niaient le fait – comment se fait-il alors que nous lisions dans la quatrième Evangile que "Personne n'a JAMAIS vu Dieu que le Fils Unique... qui l'a fait connaître" [I. 18] ? Ce sont, en substance et en esprit, les paroles mêmes des Gnostiques. Cette phrase de Jean – ou plutôt de celui qui [236] écrivit l'Evangile qui porte aujourd'hui son nom – renverse sans appel tous les arguments de Pierre contre Simon le Magicien. Ces paroles sont répétées et accentuées au chapitre VI : "Ce n'est pas que personne ait vu le Père, sinon celui qui est de Dieu ; celui-là [Jésus] a vu le Père" (46) – et c'est justement cette objection-là que Simon le Magicien met en avant dans les Homélies. Ces paroles prouvent, soit que l'auteur du quatrième Evangile ignorait totalement l'existence des Homélies, ou alors qu'il n'était pas Jean, l'ami et le compagnon de Pierre, qu'il contredit de but en blanc par cette affirmation. Quoi qu'il en soit, cette phrase, ainsi que beaucoup d'autres, qui pourraient être citées avec profit, tendent à confondre complètement le Christianisme avec la Gnose de l'Orient, et par conséquent avec la CABALE.

Tandis que les doctrines, le code de l'éthique, et les pratiques de la religion chrétienne ont tous été adaptés du Brahmanisme et du Bouddhisme, ses cérémonies, les vêtements sacerdotaux, et les cortèges ont été copiés, en bloc, du Lamaïsme. Les monastères de moines et de nonnes catholiques romains sont des imitations serviles d'établissements analogues du Tibet et de la Mongolie, et les explorateurs intéressés à la question dans les pays bouddhiques, contraints de reconnaître le fait déplaisant, mais se rendant coupables d'anachronismes qui  dépassent toutes les bornes, n'eurent pas d'autre alternative, sinon d'attribuer  le plagiat à un système religieux que leur propre Mère l'Eglise avait dépossédé. Ce stratagème a rempli son but et a eu son temps. L'heure a sonné où cette page de l'histoire doit enfin être écrite.

[237]

 

 496 Philar le Juif, Quæst. et sol. in Gen., L. II, 55-62.

497 Franck, op. cit., II, IV, pp. 160 et seq.