LA CLEF DE LA THEOSOPHIE
H. P. Blavatsky
Traduit de l'Anglais par
Mme H. DE NEUFVILLE
[V]
AVANT-PROPOS
Bien que cet ouvrage ait été simplifié au possible et que l'auteur, Madame Blavatsky, se soit efforcée d'en élaguer tout ce qui aurait pu par trop surprendre ou par trop offusquer les habitudes cérébrales d'un "occidental de culture moyenne", comme elle le dit, elle-même dans sa préface, les idées et les doctrines exposées sont d'un caractère si nouveau pour un Européen, qui a subi le double courant de l'enseignement chrétien et de l'enseignement scientifique contemporain ; ces idées, ces doctrines, sont tellement différentes, en beaucoup de points, de tout ce qu'il a cru, de tout ce qu'il a appris – soit qu'il ait gardé sa foi religieuse, soit qu'il ait adopté la foi matérialiste – qu'il faut s'attendre à ce que le lecteur français éprouve, tout d'abord, un peu de cette surprise et même de cette révolte que ressent notre palais à la saveur étrange de quelque mets exotique, auquel il goûte pour la première fois.
Cependant, l'homme intelligent et dépourvu de préjugés ne s'arrête point à cette première impression, goûte une seconde fois, puis une troisième fois, et s'aperçoit souvent alors que le seul tort de ce mets était d'être nouveau, et que la répugnance éprouvée ne provenait que de la surprise de ses papilles nerveuses.
N'est-ce pas ce qui est arrivé, par exemple, pour la musique de Wagner ? Hier, on la sifflait, la déclarant incompréhensible et assommante.
Mais il fallait l'écouter, s'initier à cette langue nouvelle. [VI] Ceci fait, on l'applaudit, on l'admire, on ne jure plus que par elle !
Pour tout, il en est de même.
Prenez un sauvage ; sans aller si loin, prenez quelque paysan absolument voué, depuis son enfance, aux uniques préoccupations de l'engraissement de ses bestiaux ou de la culture de ses betteraves, n'ayant jamais rien lu, rien vu, rien entendu, rien perçu, en dehors de la demi- douzaine d'idées qui meublent son cerveau fermé au reste ; sortez-le de son hameau, menez-le au musée du Louvre, menez-le à l'Opéra.
Croyez-vous qu'il comprendra quelque chose aux chefs-d'œuvre de la peinture, aux harmonies de la musique ? – II baillera aux premiers et trouvera cacophonie les secondes.
Eh ! bien, en face d'idées absolument nouvelles pour notre entendement, en apparente contradiction avec tout ce que nous croyons ou savons, nous sommes tous ce paysan illettré, au cerveau inerte.
Pour voir la peinture, il faut une éducation de l'œil. Pour entendre la musique, il faut une éducation de l'ouïe, de même que pour jouer du piano, il faut une éducation des doigts ; et pour comprendre même les plus simples vérités de la Science Occulte, présentées par la Théosophie, il faut un réel effort d'esprit, qui doit consister surtout en ceci, que nous nous efforcions d'oublier tout ce que nous avons cru, tout ce que nous avons appris ou accepté sur la foi d'autrui, de faire table rase, en notre mémoire, de tout ce qui l'encombre, afin de nous mettre, sans parti pris, ni préjugé antérieur, en face de cet enseignement nouveau, comme nous étions, enfant, vis-à-vis de l'enseignement occidental moderne.
Puis, il faut encore, et bien davantage, peut-être, accoutumer notre cerveau, progressivement, en y pensant, en y revenant, à la profondeur de ces idées, comme nous accoutumons progressivement notre estomac à un salutaire régime, qui doit nous rendre la santé et augmenter nos forces.
C'est là, nous ne nous le dissimulons pas, ce que [VII] bien peu de gens, même qui se croient d'esprit distingué et cultivé – et peut-être ceux- là surtout – se décident à faire.
Il est si commode de remâcher à vide les idées que nous respirons dans l'ambiance !
Combien de malades aiment mieux souffrir que de prendre un remède désagréable, ou de suivre un entraînement qui les fatigue et les prive de leurs chères habitudes !
Combien d'hommes et de femmes qui aient le courage de penser, de franchir l'horizon étroit, où ils tournent, ainsi qu'un écureuil en cage !
Mais la Théosophie a un autre tort aux yeux de tout un public, tort impardonnable, et dont on se venge par des airs de dédain supérieur, des haussements d'épaules méprisants, ou des railleries, qui, en réalité et avant peu, ne feront rire que des railleurs – ayant trop montré, par là, le bout de l'oreille d'âne – et ce tort, c'est que là Théosophie apportant des idées en dehors de toutes nos idées ordinaires et exposant une science inconnue de la plupart de nos savants d'hier – bien qu'ils ne vivent que de ses bribes – il faut retourner à l'école et apprendre à nouveau.
Tous nos savants n'en sont pas là, heureusement. I1 en est qui mettent la Vérité, quelle qu'elle soit, au-dessus de tout, et bon nombre, et des plus grands, sont déjà venus à nous, et tous ceux qui cherchent de bonne foi, sans parti pris, avides de savoir, viennent et viendront chaque jour davantage aux doctrines de la Science Occulte, jusqu'au jour, moins éloigné qu'on ne croit, où la science renouvelée se sera engagée résolument dans la nouvelle route.
Mais, d'ici là, c'est demander beaucoup à la nature humaine qu'espérer qu'un membre de l'Institut, décoré de tous les ordres ; habitué à enseigner autrui, du haut de son infaillibilité scientifique, reconnaîtra que, peut-être, il y a des choses – et les principales – qu'il ignore, et que la Nature a, peut- être, des Lois qui ne lui ont pas encore révélé leurs secrets, et qui poussent l'irrévérence jusqu'à contredire et réduire à [VIII] néant ses plus chers et ses plus démontrés aphorismes. Cependant, chaque, jour, mille petits ou grands faits renversent le château de cartes de leur infaillibilité, et devraient les rendre plus accueillants et plus ouverts aux vérités nouvelles… pour eux.
Nous n'en citerons qu'un exemple, parce qu'il est typique, parce qu'il est d'hier, et qu'il a été raconté avec infiniment d'esprit, par un des rares hommes, qui osent réellement penser par eux-mêmes, et ne croient pas le livre de la nature fermé à la page, où s'arrêtent la plupart de nos savants modernes, en y mettant au bas le mot : FIN, ou en déclarant – ce qui revient au même – que tout ce qu'on découvrira ne pourra que confirmer les axiomes établis, à moins d'être fantaisie, rêves d'imagination, ou simple fumisterie.
II s'agit de chats !
Or, il existait un théorème de hautes mathématiques – comme on voit, ce qu'il y a de mieux, de plus compact, de plus indiscutable, en tant que science – qui démontrait, par A + B, de façon irréfutable et ne permettant ni examen, ni discussion, ni doute, qu'il était interdit à un chat tombant du toit d'une maison de se retourner sur lui-même, sans point d'appui, par un simple effort de reins, pendant la durée de sa chute, de façon à retomber sur ses pattes, alors qu'au point de départ, il se trouvait les quatre pattes en l'air.
Survint un photographe, dont les plaques instantanées prouvèrent que la croyance populaire, jusque là si scientifiquement blaguée, était exacte, et que c'était le théorème de mathématiques transcendantales qui se trompait.
Le lendemain, un savant établissait un autre calcul, également mathématique et irréfutable – par A + B – démontrant qu'en effet cela devait être et répondait à, telles et telles lois !
Il n'y a pas que les chats qui retombent sur leurs pattes.
On le savait déjà, du reste, depuis que nos savants, [IX] démarquant le linge de Mesmer, après avoir nié le magnétisme, s'en étaient emparés, en lui donnant le nom d'hypnotisme, par un procédé analogue à celui du bon frère Gorenflot, lequel un, jour maigre, baptisait carpe un lapin, afin d'apaiser à la fois sa conscience et son appétit.
Ici, ce n'est pas question de conscience, mais d'amour-propre et de prétention à, l'infaillibilité.
En dehors du terrain purement scientifique, la Théosophie rencontre d'autres adversaires irréconciliables, et ce sont la plupart des orientalistes 1, qui se sont fait une spécialité, des positions et des réputations, avec l'Orient, et ne veulent pas admettre qu'il se trouve derrière les textes sanscrits, ou les coutumes hindoues, ou les enseignements Bouddhiques, autre chose et plus qu'ils n'y ont compris et vu par eux-mêmes, jusqu'à présent.
Ceux-là niaient l'Esotérisme, hier, parce qu'ils l'ignoraient. Ils le nient, aujourd'hui, parce qu'on l'a découvert sans eux.
1 M. Emile Burnouf, esprit ouvert et éclairé, fait toutefois exception, ainsi qu'en témoignent quelques-uns de ses remarquables travaux.
Mais, laissant de côté ces adversaires irréductibles, décidés à, ne pas comprendre, la Théosophie rencontre le pire des obstacles dans la paresse d'esprit générale.
Nous n'avons pas l'habitude de penser, nous croyons penser, et nous remâchons, sans cesse, le même petit nombre d'idées, apprises au berceau, ou respirées dans notre milieu appauvri d'idées, où nos cerveaux oscillent tour à tour sous le double courant en sens inverse du matérialisme scientifique et du spiritualisme chrétien, avec la régularité d'un balancier de pendule, comme s'il n'y avait rien de possible entre la négation du Dieu biblique, monarque anthropomorphe du ciel, et l'affirmation de ce même Dieu, entre la théorie du hasard, qui n'explique rien, et la théorie de la Providence, qui ne s'explique pas elle-même.
Les uns croient, les autres nient, et tout le suprême [X] effort de nos intelligences, tout le génie et toute l'audace de nos solennels et intolérants libres-penseurs, a consisté à supposer que, parce qu'une chose était absurde, son contraire ne devait pas l'être.
Et, cependant, il y a un fond de vrai dans les deux thèses. Les Spiritualistes ou Déistes chrétiens ont raison dans leur critique et leur horreur de l'athéisme matérialiste scientifique ; et ce dernier a raison contre le Bon Dieu personnel et anthropomorphe, qui, à tous ses autres torts, joint celui d'être impossible.
Ils ont raison, les uns contre les autres, et la critique qu'ils font les uns des autres est également irréfutable.
Que conclure de là ? – Que ni les uns, ni les autres, ne sont en possession de la Vérité.
Mais où est-elle ? – dira-t-on. Nous la cherchons depuis des siècles ; depuis des siècles nous ressassons les mêmes arguments, nous nous les jetons mutuellement à la tête – et la question en reste toujours au même point.
Hélas ! oui, et il en sera de même, tant que nous demeurerons dans l'ornière Judaïco-scientifico-chrétienne, tant que nous confondrons ensemble ce qu'il faut distinguer, tant que nous persisterons à ne voir, les uns, dans l'homme, que le corps et les passions qui l'animent – choses essentiellement périssables, en effet – les autres qu'un composé de deux éléments juxtaposés, un corps matériel, une âme immatérielle. – L'homme n'est pas si simple que cela.
Mais ici les mots trahissent la pensée.
A des idées inconnues de nous, les mots manquent, et ceux que nous employons forcément, à défaut d'autres, évoquent des idées bien différentes de la vérité.
De même que pour tout ce qui touche aux chemins de fer nous avons dû accepter les locutions anglaises, de même que chaque science nouvelle se crée un dictionnaire spécial, par la nécessité même des choses, il faut, si l'on veut comprendre les enseignements théosophiques, s'astreindre à connaître un certain nombre de termes nouveaux [XI] ou comprendre le sens différent attribué aux mots anciens que la nécessité contraint d'employer.
Que tout cela demande un certain effort, que tout cela exige une énergie de penser, à laquelle nous ne sommes guère habitués, cela n'est pas douteux.
Mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que celui qui sera capable de cet effort, qui aura cette volonté, cette énergie, qui ne s'arrêtera pas devant la première fatigue et le premier étonnement, ne tardera pas à voir tomber les voiles et la lumière éclairer son cerveau.
On ne lui apporte pas une foi, on ne lui demande pas de croire. On l'invite seulement à étudier l'homme COMPLET, TEL QU'IL EST RÉELLEMENT, tel que chacun peut le constater et le vérifier par soi- même, en soi-même.
On lui dit : "CONNAIS-TOI TOI-MEME".
Le secret de l'Univers, le secret de la Vie, le secret de l'Absolu, est en toi, non ailleurs, et quand tu te sauras toi-même, tu sauras tout.
Et à celui qui a, une fois seulement, compris la doctrine, les preuves scientifiques et les évidences ne feront pas défaut – s'il le veut.
ARTHUR ARNOULD,
Président de la Branche française de la Société Théosophique.