SECTION LI

LA "DOCTRINE DE L'ŒIL" ET LA "DOCTRINE DU CŒUR" OU LE "SCEAU DU CŒUR"

 

Le professeur Albrecht Weber avait raison lorsqu'il déclarait que les Bouddhistes du Nord sont les seuls qui possèdent les Ecritures [Bouddhistes] complètes.

Car tandis que les Bouddhistes du Sud n'ont aucune idée de l'existence d'une Doctrine Esotérique – enchâssée comme une perle dans l'enveloppe extérieure de chaque religion – les Chinois et les Tibétains ont conservé de nombreux souvenirs de ce fait. Si dégénérée, si déchue que soit aujourd'hui la doctrine que Gautama prêchait publiquement, elle est encore conservée dans les monastères de la Chine qui sont à l'abri des atteintes des visiteurs. Et, bien que depuis plus de deux mille ans chaque nouveau "réformateur" ait retranché quelque chose à l'original, pour le remplacer par une spéculation personnelle, la vérité existe encore parmi les masses. Mais c'est seulement dans les solitudes Trans-Himalayennes – dénommées Tibet –   dans les endroits les plus inaccessibles du désert et de la montagne, que la "Bonne Loi" Esotérique – le "Sceau du Cœur" – survit jusqu'à présent dans toute sa pureté originelle.

Emmanuel Swedenborg avait-il tort de dire, au sujet du 'Mot oublié et perdu depuis longtemps :

Cherchez-le en Chine, peut-être aurez-vous la chance de le trouver dans la Grande Tartarie.

Il avait obtenu ce renseignement, disait-il à ses lecteurs, de certains "Esprits" qui lui dirent s'être acquittés de leur culte conformément à cet antique Mot (perdu). On a fait remarquer à ce sujet, dans Isis Dévoilée, que :

 d'autres étudiants des Sciences Occultes avaient mieux que des "déclarations d'Esprits", pour leur servir de base dans ce cas spécial ; ils avaient vu les livres qui contenaient le "Mot" 188. Peut-être que les noms des "Esprits" qui visitèrent le grand Théosophe Suédois étaient Orientaux. La parole d'un homme d'une intégrité aussi indéniable [VI 123] et reconnue, d'un homme dont les connaissances en Mathématiques, en Astronomie, en Sciences Naturelles et en Philosophie, dépassaient de beaucoup celles de son époque, ne peut être négligée ou repoussée avec aussi peu de cérémonies que si c'était celle d'un Théosophe moderne ; de plus, il prétendait passer à volonté dans l'état durant lequel le Soi Interne se dégage complètement de tous les sens physiques, pour vivre et respirer dans un monde où tous les secrets de la Nature sont comme un livre ouvert pour l'œil de l'Ame 189. Malheureusement, les deux tiers de ses écrits publics sont aussi allégoriques, dans un sens ; et comme on les a interprétés littéralement, la critique n'a pas plus épargné le grand Voyant suédois qu'elle n'a épargné les autres Voyants.

Ayant jeté un coup d'œil d'ensemble sur les Sciences cachées et la Magie, avec leurs Adeptes en Europe, il nous faut mentionner maintenant les Initiés Orientaux. Si la présence de l'Esotérisme dans les Ecritures Sacrées de l'Occident commence seulement à être soupçonnée, après environ deux mille ans de foi aveugle dans leur sagesse littérale, on peut bien en dire autant des Livres Sacrés de l'Orient. Aussi ne peut-on comprendre, ni le système Indien, ni le système Bouddhiste, sans en posséder la clef, pas plus que l'étude comparative des Religions ne peut devenir une "Science", tant que les symboles des différentes religions n'auront pas livré leurs secrets terminaux. Faute de cela, cette étude. Faute constituerait, tout au plus, une perte de temps, un jeu de cache-cache.

En se basant sur une Encyclopédie japonaise, Rémusat nous montre le Bouddha communiquant, avant Sa mort, les secrets de Son système à Son disciple  Kâsyapa, à qui, seul, fut confiée  la conservation sacrée de l'interprétation Esotérique. On l'appelle en Chine Cheng-fa-gin-Tsang ("le Mystère de l'Œil de la Bonne Doctrine"). Pour tout étudiant  de l'Esotérisme Bouddhique, le terme "Mystère de l'Œil" indiquerait l'absence de tout Esotérisme. S'il y avait le mot "Cœur" à la place du mot Œil, cela signifierait ce qu'actuellement cela prétend signifier. La "Doctrine  de l'Œil" veut dire dogme et lettre morte, rituel d'église pour ceux qui se contentent des formules exotériques. La "Doctrine du Cœur" (le Sin Yin), est la seule réelle. Cela se trouve corroboré par Hiuen-Tsang. Dans sa traduction de Mahâ-Prajnâ- [VI 124] Paramitâ (Ta-poh-je-King), en cent vingt volumes, il est dit que ce fut "Ananda, le disciple favori" de Bouddha qui, après le passage en Nirvâna de son grand Maître, fut chargé par Kâsyapa de promulguer "l'Œil de la Doctrine", le "Cœur" de la Loi ayant été laissé aux Arhats seuls.

188 Op. cit., IV, 165.

189 A moins que l'on n'ait obtenu des renseignements exacts et la vraie méthode, la vue, si correcte et vraie qu'elle soit, dans la vie de l'Ame, ne pourra jamais se photographier sur notre mémoire humaine et certaines cellules de notre cerveau ne manqueront pas de jeter le trouble dans nos souvenirs.

 

La différence essentielle qui existe entre "l'Œil" et le "Cœur", ou entre la forme extérieure et le sens caché, entre la froide métaphysique et la Divine Sagesse, est clairement exposée dans plusieurs volumes traitant du "Bouddhisme Chinois" et écrits par divers missionnaires. Après avoir vécu en Chine durant des années, ils n'en savent encore pas plus que ce qu'ils ont appris dans des écoles prétentieuses qui se qualifient d'ésotériques et qui fournissent librement aux ennemis déclarés de leur foi des manuscrits prétendus anciens et des ouvrages ésotériques. Une aussi risible contradiction entre la profession de foi et la pratique semble n'avoir jamais frappé aucun des révérends occidentaux, historiens des dogmes secrets des autres peuples. Nombre d'écoles ésotériques sont ainsi mentionnées dans Chinese Buddhism du Rév. Joseph Edkins qui pense  très sérieusement s'être livré "à une étude détaillée" des dogmes secrets des Bouddhistes dont les œuvres "étaient encore récemment inaccessibles dans leur forme originale". On peut réellement déclarer, sans craindre de trop s'avancer, que la véritable littérature Esotérique reste "inaccessible" jusqu'à présent, et que la respectable personne qui eut l'idée de déclarer qu'il ne semble pas qu'il ait existé une doctrine secrète, que ceux qui la connaissaient se refusaient à divulguer a commis une grosse erreur, s'il a jamais ajouté foi à ce qu'il écrivait à la page 161 de son ouvrage. Qu'il sache, dès à présent, que tous les Yoû-louh ("Recueils de Paroles") des instructeurs célèbres sont simplement des voiles aussi complets – si ce n'est plus – que ceux que l'on trouve dans les Pourânas des Brahmanes. Il est inutile d'énumérer la chaîne sans fin des meilleurs Orientalistes, ou de mettre en avant les recherches des Rémusat, Burnouf, Koeppen, Saint-Hilaire et Stanislas Julien à qui on attribue les exposés de l'antique monde Indien, en révélant les livres sacrés et secrets du Bouddhisme ; le monde qu'ils révèlent n'a jamais été voilé. Les erreurs de tous les Orientalistes peuvent être jugées par celle d'un des plus populaires, sinon du plus grand d'entre eux – le professeur Max Müller. Elle a été commise à propos de ce qu'il traduit ironiquement par le "dieu Qui" (Ka).

Les auteurs des Brâhmanas avaient si complètement rompu avec le passé, qu'oubliant  le  caractère poétique des hymnes et l'aspiration [VI 125] au Dieu Inconnu des poètes, ils exaltaient le pronom interrogatif lui-même au point d'en faire une divinité et reconnaissaient un Dieu Ka (ou Qui ?)... Partout où se rencontrent des vers interrogatifs, l'auteur déclare que Ka est Prajâpati, ou le Seigneur des Créatures. Encore ne s'en tenaient-ils pas là. Quelques-unes des hymnes dans lesquelles se rencontrait le pronom interrogatif étaient appelées Kadvat, c'est-à- dire ayant Kad ou Quid. Mais un nouvel adjectif fut bientôt formé, et non seulement les hymnes, mais encore le sacrifice offert au dieu, étaient appelés Kaya, ou acte de "Qui"... A l'époque de Pânini, ce mot fut si complètement adopté qu'il fallut une règle spéciale pour en expliquer la formation. Le Commentateur traduit ici Ka par Brahman.

Si le commentateur L'avait même traduit par Parabrahman, il aurait été encore plus dans le vrai qu'en Le traduisant par "Brahman". On ne comprend pas pourquoi le Nom-Mystérieux, secret et sacré, de l'Esprit très haut, sans sexe et sans forme, de l'Absolu – Que personne n'aurait osé classifier avec le reste des Divinités manifestées, ni même nommer lors de la nomenclature primitive du Panthéon symbolique – n'aurait pas été exprimé par un pronom interrogatif. Ceux qui appartiennent à la religion la plus anthropomorphe du monde, ont-ils le droit de prendre à partie les anciens philosophes, même pour une exagération de respect religieux et de vénération ?

Mais c'est du Bouddhisme que nous nous occupons en ce moment. Son Esotérisme et son enseignement oral, conservé par écrit sur des feuilles, dont le grand chef de chaque Ecole Esotérique possède un exemplaire, est exposé par l'auteur San-Kian-yi-sou. Comparant Bodhidharma avec Bouddha, il s'écrie :

"Joulai" (le Tathâgata) enseigna de grandes vérités et les causes des choses. Il devint l'instructeur des hommes et des Dévas. Il sauva des multitudes et prêcha le contenu de plus de cinq cents ouvrages. De là naquit le Kiau- mén, ou branche exotérique du système et l'on pensait qu'elle représentait la tradition des paroles de Bouddha. Bodhidharma apporta du Ciel Occidental [Shamballa] le "sceau de la vérité" (vrai sceau) et ouvrit en Orient la fontaine de contemplation. Il appela l'attention directement sur le cœur et la nature de Bouddha, balaya toutes les végétations parasitaires de l'instruction tirée des livres et établit ainsi le Tsoung-men, ou branche ésotérique du système, contenant la tradition du cœur de Bouddha 190. [VI 126]

190 Chiness Buddhism, p. 158. Le Rev. Joseph Edkins oublie, ou – ce qui est plus probable – ignore absolument la réelle existence de ces Ecoles et juge sur leurs caricatures chinoises, en donnant à cet Esotérisme le non, de "Bouddhisme hétérodoxe". Et il l'est dans un certain sens.

 

Quelques remarques faites par l'auteur de Chinese Buddhism jettent un flot de lumière sur les conceptions universellement erronées des orientalistes en général et, en particulier, sur celles des missionnaires dans les "pays des Gentils". Elles font un énergique appel à l'intuition des Théosophes – particulièrement à ceux de l'Inde. Les phrases dignes de remarque sont en italique.

Le nom [Chinois] donné communément aux écoles ésotériques est dan, l'équivalent du Sanscrit Dhyâna... En Chine, lentement mais d'une façon continue, le Bouddhisme orthodoxe est devenu hétérodoxe. Le Bouddhisme des livres et des antiques traditions est devenu le Bouddhisme de la contemplation mystique... L'histoire des antiques écoles qui surgirent, il y a bien longtemps, dans le sein des communautés  Bouddhistes de l'Inde ne peut être, maintenant, que partiellement retrouvée. La Chine pourrait vraisemblablement  projeter quelque lumière sur l'histoire religieuse du pays d'où vint le Bouddhisme 191. Dans aucune partie de l'histoire, on n'aurait plus de probabilité de trouver un point d'appui, que dans les récits des patriarches, dont la lignée fut complétée par Bodhidharma. En recherchant la meilleure explication des récits chinois et japonais au sujet des patriarches et des sept Bouddhas, dont le dernier est Gautama ou Shâkyamouni, il est important de connaître la  tradition des  Jains,  telle  qu'elle  existait au début  du

VIème siècle de notre ère, lorsque le patriarche Bodhidharma se transporta en Chine...

En décrivant la montée des diverses écoles de Bouddhisme ésotérique, il ne faut pas perdre de vue qu'elles possèdent toutes un principe  ressemblant quelque peu au dogme de la succession  apostolique. Elles prétendent toutes tirer leurs doctrines d'une succession d'instructeurs, dont chacun fut personnellement instruit par son prédécesseur, jusqu'à l'époque de Bodhidharma et cela, en remontant jusqu'à l'origine de la série, jusqu'à Shâkyamouni lui-même et jusqu'aux Bouddhas plus anciens encore 192.

191 Ce pays – l'Inde – n'a perdu l'histoire et les enseignements de ces Ecoles qu'en ce qui concerne le public en général et surtout les Orientalistes occidentaux, incapables de les apprécier. Il les a conservés, au complet, dans certains Mathams (refuges pour la contemplation mystique) et il est peut-être préférable de les rechercher auprès de leurs légitimes possesseurs, les Adeptes ou prétendus "mythiques".

192 Chinese Buddhism, pp. 155-159.

 

On se plaint en outre en signalant le fait comme une infraction au Bouddhisme strictement orthodoxe, de ce que les Lamas du Tibet sont reçus à Pékin avec le plus grand respect, par l'Empereur.

Les passages ci-dessous, pris dans différentes parties de l'ouvrage, résument l'opinion de M. Edkins : [VI 127]

Il n'est pas rare de rencontrer des ermites dans le voisinage des grands temples bouddhistes... ils laissent croître leurs cheveux... Ils repoussent la doctrine de la métempsycose. Le bouddhisme, est une des formes du panthéisme, parce que la doctrine de la métempsycose attribue la vie à toute la nature, et que cette vie n'est autre que la Divinité revêtant différentes formes de personnalité, car cette Divinité n'est pas une Cause par Elle-même, soi consciente et agissant librement, mais un Esprit qui pénètre tout. Les Bouddhistes ésotériques de Chine, s'en tenant rigidement à leur unique doctrine 193, ne disent rien de la métempsycose... ni d'aucune autre des parties plus matérielles du système Bouddhiste... Le paradis Occidental promis aux adorateurs d'Amida Bouddha est... en contradiction avec la doctrine de Nirvâna (?) 194... Il promet l'immortalité au lieu de l'annihilation. La grande antiquité de cette Ecole est rendue évidente par la date reculée de la traduction de l'Amida Soûtra, recule des mains de Koumârajiva et par le Wou-liang-shéou-hing qui date de la dynastie de Han. L'étendue de son influence est mise en relief par l'attachement que témoignent les Tibétains et  les Mogouls au culte de ce Bouddha et par le fait que le nom de ce personnage fictif [?] se rencontre plus communément en Chine que celui du Shâkyamouni historique.

Nous craignons que le savant auteur ne se soit engagé sur une fausse piste, en ce qui concerne le Nirvâna et Amita Bouddha. Nous avons là, cependant, le témoignage d'un missionnaire, pour établir qu'il existe plusieurs écoles de Bouddhisme Esotérique dans le Céleste Empire. Lorsque le mauvais usage du Bouddhisme orthodoxe dogmatique atteignit son apogée et que le véritable esprit de la philosophie de Bouddha fut presque perdu, il arriva de l'Inde plusieurs réformateurs qui instituèrent un enseignement oral. Tels furent Bodhidharma et Nâgardjouna, auteurs des plus importants ouvrages de l'Ecole contemplative de Chine, durant les [VI 128] premiers siècles de notre ère. On sait, en outre, comme il est dit dans Chinese Buddhism, que Bodhidharma devint le principal fondateur des Ecoles Esotériques, qui étaient divisées en cinq branches principales. Les données fournies sont assez correctes, mais toutes les conclusions, sans exception, sont fausses. Il a été dit dans Isis Dévoilée que :

Bouddha enseigne la doctrine d'une nouvelle naissance aussi clairement que le fit Jésus. Désirant rompre avec les anciens Mystères, auxquels il était impossible d'admettre les masses ignorantes, le réformateur Hindou, bien que gardant généralement le silence sur plus d'un dogme secret, expose clairement sa pensée dans maints passages. Ainsi, il dit : "Quelques personnes renaissent ; les méchants vont en enfer [Avitchi] ; les justes vont au ciel [Dévachan] ; ceux qui sont dégagés de tous les désirs de ce monde entrent en Nirvâna". (Préceptes du Dhammapada. V. 126.) Ailleurs, Bouddha déclare qu' "il est préférable de croire à une vie future durant laquelle on peut ressentir le bonheur ou le malheur, car, si le cœur y croit, il abandonnera le péché et agira vertueusement et, même s'il n'y a pas de résurrection (renaissance), une telle vie donnera un bon renom et la récompense de la part des hommes. Au contraire, ceux qui croient à l'extinction au moment de la mort, ne manqueront pas de commettre tous les péchés qui leur passeront par la tête, en raison même de leur incrédulité au sujet d'un avenir". (Voyez Wheel of the Law.) 195

193 Ils repoussent, certes, hautement la théorie populaire de la transmigration des entités ou Ames humaines dans des animaux, mais non pas l'évolution des hommes du sein des animaux – du moins en ce qui concerne leurs principes inférieurs.

194 Il est, au contraire, tout à fait d'accord, lorsqu'on l'explique à la clarté de la Doctrine Esotérique. Le "paradis Occidental", ou ciel Occidental, n'est pas une fiction localisée dans l'espace transcendant. C'est une localité bonâ-fide située dans les montagnes, ou, pour être plus correct, entourée d'un désert au milieu des montagnes. Aussi est-elle assignée comme résidence aux étudiants de la Sagesse Esotérique – aux disciples de Bouddha – qui ont atteint le rang de Lohans ou d'Anâgâmins (Adeptes). On ne le qualifie "d'Occidental" que pour des raisons géographiques ; et, "la grande ceinture de montagnes de fer" qui entoure l'Avitchi ainsi que les sept Lokas qui entourent le "Paradis Occidental" constituent la représentation très exacte de localités et de choses bien connues de l'Etudiant Oriental de l'occultisme.

195 "Roue de la Loi" (N.d.T.).

 

Comment l'immortalité serait-elle donc "en contradiction avec la doctrine du Nirvâna" ? Ce qui précède ne représente qu'un petit nombre des pensées exprimées ouvertement par Bouddha à ses Arhats élus ; le grand Saint en a dit bien plus. A titre de commentaires des opinions erronées des orientalistes de notre siècle "qui essaient en vain de sonder les pensées du Tathâgata" et de celles des Brahmanes "qui repoussent jusqu'à présent le grand Instructeur", voici quelques pensées originales ayant trait au Bouddha et à l'étude des Sciences Secrètes. Elles sont tirées d'un ouvrage écrit en Chinois par un Tibétain et publié dans le monastère de Tientaï, pour être mis en circulation parmi les Bouddhistes qui vivent en pays étrangers et courent le risque d'être corrompus par les missionnaires, comme le dit avec raison l'auteur, car chaque converti est non seulement "corrompu" en ce qui concerne sa propre religion, mais il constitue encore une triste acquisition pour le Christianisme. Nous donnons ici quelques passages de cet ouvrage qui ont été aimablement traduits pour le présent volume. [VI 129]

Aucune oreille profane n'ayant entendu le puissant Chau- yan [préceptes secrets et de nature à éclairer] de Vu-vei- Tchen-jen [Bouddha dans Bouddha] 196 de notre bien- aimé Seigneur et Bodhisattva, comment pourrait-on dire ce qu'étaient réellement ses pensées ? Le saint Sang- gyas-Panchhen 197 n'offrit jamais un coup d'œil l'Unique Réalité aux Bhikkous non réformés [non initiés]. Rares sont ceux qui la connaissaient, même parmi les Tou-fon [Tibétains] ; quant aux Ecoles Tsoung-mén 198, elles déclinent chaque jour davantage... Pas même la Fa- siong-Tsoung 199 ne peut communiquer à quelqu'un la sagesse enseignée dans le véritable Naljorchod-pa [en sanscrit : 200 Yogâchârya]... tout n'est que Doctrine de "l'Œil" et rien de plus. Le manque d'une direction modératrice se fait sentir, depuis que les Tch'-an-si [instructeurs] de méditation interne [auto-contemplation ou Tchoung-Kwan] sont devenus rares et que la Bonne Loi est remplacée par le culte  des idoles   [Siang-Kyan].

 196 Les Orientalistes traduisent ce mot par "vrai homme sans position" (?) ce qui est très propre à égarer. Il veut simplement dire le véritable homme interne, ou Ego, "Bouddha dans Bouddha" voulant dire qu'il y avait un Gautama intérieurement aussi bien qu'extérieurement.

197 Un des titres de Gautama Bouddha au Tibet.

198 Les Ecoles "Esotériques", ou sectes, dont il existe un grand nombre en Chine.

199 Ecole de contemplation fondée par le voyageur Hiuén-Tsang et presque éteinte. Fa-siong- Tsoung veut dire "l'Ecole qui dévoile la nature intime des choses".

200 Enseignement Esotérique ou secret de la Yoga (en Chinois, Yo-ga-ani-Kian).

 

C'est de cela [culte des idoles on des images] que les Barbares [les Occidentaux] ont entendu parler et ils ne savent rien du Bas-pa-Dharma [le Dharma secret ou doctrine secrète]. Pourquoi la vérité doit-elle se cacher comme une tortue dans sa carapace ? Parce que l'on a découvert maintenant que, semblable au couteau à tonsure 201 du Lama, elle constitue une arme trop dangereuse à employer, même pour le Lanou. Aussi ne peut-on confier le savoir [la Science Secrète] à personne, avant son heure. Les Chaga-Thog-mad sont  devenus rares et les meilleurs se sont retirés dans Toushita la Bénie202. [VI 130]

201 Le "couteau à tonsure" est en fer météorique et on l'emploie pour couper la "mèche-votive" ou cheveux du novice, durant sa première ordination. La lame en est à double tranchant, coupe comme un rasoir et reste dissimulée dans une poignée creuse en corne. Quand on presse un ressort, la lame jaillit comme un éclair et rentre dans la poignée avec la même rapidité. Il faut une grande dextérité pour l'employer sans blesser à la tête les jeunes Gelung et Gelung-ma (candidats à l'état de prêtre ou de religieuse) pendant les cérémonies préliminaires, qui sont publiques.

202 Chagpa-Thog-ma est le nom Tibétain d'Aryâsanga, le fondateur de l'Ecole Yogâchârya ou Naljorchodpa. On dit que la "Sagesse" a été enseignée à cet Initié par Maitreya Bouddha Lui même, le Bouddha de la Sixième Race, à Toushita (région céleste dirigée par Lui) et qu'il reçut de Lui les cinq livres de Champaitchos-nga. La Doctrine Secrèteenseigne, toutefois, qu'il vint de Dejung, ou Shambhalla, appelée la "Source du Bonheur" (par "sagesse acquise") et que certains Orientalistes déclarent être un endroit "fabuleux".

 

Plus loin, l'homme qui cherche à saisir les mystères de l'Esotérisme, avant que les Tch'-an-si (instructeurs) ne l'aient déclaré prêt à les recevoir, est comparé à : quelqu'un qui, sans lanterne et par une nuit noire, voudrait se rendre dans un endroit rempli de scorpions, pour y chercher en tâtonnant une aiguille perdue par un voisin.

Ou encore : Celui qui désire acquérir le Savoir Sacré doit, avant d'aller plus loin, "garnir sa lampe d'entendement interne", puis, "à l'aide de cette bonne lumière", employer ses actions méritoires en guise de linge pour débarrasser son miroir 203 mystique de toute impureté, de façon à être mis à même de voir sur sa surface brillante le fidèle reflet du Soi... D'abord cela, ensuite Tong-pa-nya 204 et enfin Samma-Sambouddha 205.

Dans Chinese Buddhism, on peut trouver une corroboration de tout cela dans les aphorismes de Lin-tsi :

Dans le corps, qui admet les sensations, acquiert du savoir, pense et agit, il y a "le Vrai homme sans position" Wou-wei-chén-jén. Il se rend clairement visible ; aucune pellicule, si mince soit-elle, ne le cache. Pourquoi ne le reconnaissez-vous pas ?... Si le mental n'arrive pas à l'existence consciente, il y a partout délivrance... Qu'est- ce que Bouddha ? Réponse. Un mental clair et au repos. Qu'est-ce que la Loi ? Réponse. Un mental clair et illuminé. [VI 131] Qu'est-ce que Tau ? Réponse. Partout, l'absence d'empêchements et la pure illumination. Ces trois ne font qu'un 206.

203 Il n'est peut-être pas superflu de rappeler au lecteur que le "miroir" faisait partie du symbolisme des Thesmophoria, partie des Mystères d'Eleusis et qu'on employait pour la recherche d'Atmou, le "Caché" ou "Soi". Dans son excellente brochure sur les Mystères ci-dessus, le Dr Alexandre Wilder de New-York dit : "En dépit de l'assertion d'Hérodote et d'autres, d'après laquelle les Mystères de Bacchus étaient Egyptiens, il y a de fortes probabilités qu'ils tiraient leur origine des Indes et qu'ils étaient Shaivaites ou Bouddhiques. Korê-Persept-honeia n'était autre que la déesse ParasouPani, ou Bahvani, et Zagreus est de Chakara, contrée qui s'étend d'un océan à l'autre. Si ce récit est Touranien, nous pouvons facilement reconnaître dans les "cornes" le croissant porté par les prêtres Lamas et admettre que toute la légende [la fable de Dionysios-Zagreus] est basée sur la succession et la transmigration des Lamas... Toute l'histoire d'Orphée... a, d'un bout à l'autre, un son Hindou".

Le conte de "La Succession et la Transmigration des Lamas" ne commence pas avec les Lamas, qui ne font remonter leur origine qu'au VIIème siècle, mais encore plus tôt, avec les Chaldéens et les Brahmanes.

204 L'état absolument libre de tout péché ou désir.

205 L'état dans lequel un Adepte voit la longue série de ses incarnations passées et les revit toutes dans ce monde et dans les autres. (Voyez l'admirable description donnée dans La Lumière de l'Asie.

206 Ch. VII, pp. 163-164.

 

Le révérend auteur de Chinese Buddhism se rit du symbolisme de la discipline Bouddhiste. Pourtant les "soufflets" et les "coups sous les côtes" qu'on se donne volontairement ont leurs pendants dans les mortifications du corps et la flagellation Volontaire – "la discipline du fouet" – des moines Chrétiens, depuis les premiers siècles du Christianisme jusqu'à nos jours. Mais le dit auteur est un Protestant qui remplace mortification et discipline – par le bien-vivre et le confort. On rit de cette phrase qui se trouve dans Lin-tsi,

Le "vrai homme sans position" Wou-wei-chén-jén, est enveloppé d'une coque armée de piquants, comme une châtaigne. On ne peut l'approcher. C'est Bouddha – le Bouddha qui est en vous 207.

En vérité, Un petit enfant ne peut comprendre les sept énigmes !

207 Ibid, p. 164.