SECTION L

ENCORE QUELQUES FAUSSES CONCEPTIONS CORRIGEES

 

En dépit des fausses conceptions et des erreurs répandues partout – et qui sont souvent fort amusantes pour celui qui a une certaine connaissance des véritables doctrines – au sujet du Bouddhisme en général et, particulièrement, du Bouddhisme au Tibet, tous les Orientalistes s'accordent à reconnaître que le but principal du Bouddha était de conduire les êtres humains à leur salut, en leur enseignant à mettre en pratique la plus grande pureté et la plus grande vertu et en les détachant du service de ce monde des illusions, et de l'amour, encore plus illusoire – en raison de sa nature évanescente et irréelle – de leur corps et de leur soi physique. Quel bien retirerait-on donc d'une existence vertueuse, pleine de privations et de souffrances, si le seul résultat final à obtenir était l'annihilation ? Si le fait même d'atteindre la suprême perfection qui permet à l'Initié de se souvenir de toute la série de ses existences passées, et de prévoir celle de ses existences futures, grâce au plein développement, en lui, de l'œil divin et qui lui fait acquérir la connaissance dévoilant les causes 166, des cycles d'existence qui se renouvellent sans cesse, si tout cela finit par le conduire au non-être et à rien de plus – oh ! alors, tout le système est idiot et celui d'Epicure est bien plus philosophique qu'un pareil Bouddhisme. Celui qui est incapable de comprendre la différence subtile, et pourtant si grande, qu'il y a entre l'existence dans un état matériel ou physique et  une existence purement spirituelle – Esprit ou "Ame-Vie" – ne saura jamais apprécier à leur véritable valeur les grands enseignements du Bouddha, même sous leur forme exotérique. L'existence individuelle ou personnelle est la cause des souffrances et des chagrins ; la vie éternelle, collective et impersonnelle, est à jamais remplie de béatitude divine et de joie, sans cause ni effets qui en puissent assombrir l'éclat. Or, l'esprit d'une telle vie éternelle est la note dominante de tout le Bouddhisme. Si l'on nous disait qu'une existence impersonnelle n'est pas une existence mais équivaut à l'annihilation, comme [VI 112] le soutenaient certains partisans français de  la réincarnation, nous poserions cette question : "Quelle différence cela produirait-il sur les perceptions spirituelles d'un Ego, s'il entrait au Nirvâna chargé seulement du souvenir de ses propres existences personnelles – des dizaines de milliers suivant les partisans modernes de la réincarnation – ou si, absolument immergé dans l'état parabrahmique, il ne faisait qu'un avec le Tout et possédait la complète connaissance, avec le sentiment absolu de représenter les humanités collectives ? Une fois qu'un Ego a vécu dix existences individuelles distinctes, il doit nécessairement perdre son soi unique et mélanger à ces dix soi – s'immerger en eux, pour ainsi dire. Il semble réellement que, tant que ce grand mystère demeurera à l'état de lettre morte pour le monde des penseurs Occidentaux et surtout pour les Orientalistes, moins ces derniers tenteront de les expliquer mieux cela vaudra pour la Vérité.

166 Les douze Nidânas appelées au Tibet, Tin-brel-Chug-nyl (les 12 causes interdépendantes qui ont fait naître la matière et tous les phénomènes) et qui sont basées sur les "Quatre Vérités".

 

Parmi toutes les Philosophies religieuses existant, le Bouddhisme est la moins comprise. Les Lassen, les Weber, les Wassiljew, les Burnouf et les Julien, voire même les "témoins oculaires" du Bouddhisme Tibétain, comme Csoma de Köros et Schlagintweit, n'ont réussi, jusqu'à présent, qu'à ajouter la perplexité à la confusion. Aucun d'eux n'a jamais reçu ses renseignements d'une véritable source Gélougpa : ils ont tous jugé le Bouddhisme à l'aide des mêmes connaissances empruntées à des lamaseries de la frontière du Tibet dans des régions où se trouve une population très dense de Bhoutanais, de Leptchas, de Bons et de Dougpas 167 à bonnet rouge, sur la ligne des Himalayas. Des centaines de volumes achetés à des Bouddhistes Bouriates, Shamans et Chinois, ont été lus et traduits, commentés et mal compris, suivant la coutume invariable. Les Ecoles Esotériques cesseraient d'être dignes de leur nom, si leur littérature et leur doctrine devenaient la propriété de leurs co-religionnaires profanes – et, pis encore, celle du public occidental. Cela découle du simple sens commun et de la logique. C'est pourtant un fait que nos Orientalistes se sont toujours refusés à reconnaître : ils ont donc continué à discuter gravement les mérites relatifs et les absurdités des idoles, des "tables devineresses" et des "figures magiques de Phourbou 168" sur la "tortue  carrée".  Rien  de  tout  cela  n'a  de  rapport  avec  le  véritable  Bouddhisme [VI 113] philosophique des Gélougpa, ou même des plus instruits parmi les sectes Sakyapa 169 et Kadampa 170. Tous ces "plats", ces tables de sacrifices, ces cercles magiques de Chinsreg [offrandes brûlées], etc., étaient ouvertement importés du Sikkhim, du Bhoutan et du Tibet Oriental, de chez les Bons et les Dougpas. On les représente néanmoins comme des caractéristiques du Bouddhisme Tibétain ! Il serait aussi loyal de juger, sans la lire, la Philosophie de l'Evêque Berkeley, après avoir étudié le Christianisme d'après le culte de saltimbanque des lazzaroni de Naples, qui se livrent à une danse mystique devant l'idole de saint Pip, ou portent, à Tsernie, un ex-voto en cire du phallus de saint Côme et de saint Damien.

167 Hbrug-pa : les maîtres du tonnerre ; secte des bouddhistes habitant principalement le Bhutan et se rattachant aux écoles non réformées.

168 [Phur bu ou P'urbu, signifie "glaive-coup de tonnerre" : instrument de métal en forme de poignard à trois arêtes servant aux exorcistes et aux lamas pour écarter les démons. Voir The Buddhism of Tibet or Lamaism, par L. Austine Waddell M.B., pp. 340-1.]

 

Il est très vrai que les Shrâvakas primitifs (les auditeurs) et les Shramanas (ceux qui "restreignent la pensée", les "purs") ont dégénéré et que bien des sectes Bouddhistes sont tombées dans le dogmatisme et le ritualisme pur et simple. Comme tous les autres  enseignements ésotériques, à demi-supprimés, les paroles du Bouddha ont un double sens et chaque secte a prétendu, peu à peu, être la seule à posséder le véritable sens et avoir ainsi droit à la suprématie sur les autres. Le schisme s'est glissé dans le corps si pur du Bouddhisme primitif et s'y est attaché, comme un hideux cancer. L'Ecole du Mahâyâna ("Grand Véhicule") de Nâgârdjouna fut attaquée par le système Hînayâna (ou "Petit Véhicule") et même la Yogâchârya d'Aryâsanga fut défigurée par le pèlerinage annuel, des Indes aux rivages de Mansarovara, de légions de vagabonds aux cheveux nattés, qui jouent le rôle de Yogis et de Fakirs, plutôt que de travailler. Une horreur affectée du monde et la fastidieuse et inutile pratique de compter les inhalations et les exhalations pour arriver à produire une absolue tranquillité du mental ou méditation, ont rapproché cette école de celle de la Hatha Yoga et en ont fait l'héritière des Tîrthikas Brahmaniques. Et, bien que ses Srotâpatti, ses Sakridâgâmin, ses Anâgâmin et ses Arhats 171, portent les mêmes noms dans presque toutes les écoles, les doctrines de chacune diffèrent considérablement et il n'est guère probable qu'aucune gagne les véritables Abhijnâs (les cinq pouvoirs anormaux surnaturels). [VI 114]

Une des erreurs capitales des orientalistes, lorsque, suivant leur expression, ils jugent sur des "preuves internes (?)", c'est qu'ils partent de l'idée que les Pratyéka Bouddhas, les Bodhisattvas et les Bouddhas "Parfaits", constituaient un développement postérieur du Bouddhisme. En effet, c'est sur ces trois degrés principaux que sont basés les sept et les douze degrés de la Hiérarchie de l'Adeptat. Les premiers sont ceux qui ont atteint la Bodhi (sagesse) des Bouddhas, mais ne deviennent pas des Instructeurs 172. Les Bodhisattvas humains sont, pour ainsi dire, des candidats à l'état parfait de Bouddhas (dans les Kalpas à venir), avec le droit d'utiliser maintenant leurs pouvoirs si c'est nécessaire. Les Bouddhas "Parfaits" sont simplement des Initiés "parfaits". Ce sont tous des hommes et non des Etres-désincarnés comme on le dit dans les livres exotériques Hînayâna. On ne peut découvrir leur véritable caractère que dans les volumes secrets de Lugrub ou Nâgârdjouna, le fondateur du système Mahâyâna, qui fut initié, dit-on, par les Nâgas ("Serpents" fabuleux, nom voilé qui sert à désigner un Initié ou Mâhâtmâ). Le récit fabuleux découvert dans les annales Chinoises et d'après lequel Nâgârdjouna considéra sa doctrine comme étant opposée à celle de Gautama Bouddha, jusqu'au jour où il découvrit, grâce aux Nâgas, que c'était précisément la doctrine que Shâkyamouni Lui-même enseignait secrètement, ce récit est une allégorie basée sur la réconciliation qui s'opéra entre les antiques Ecoles Brahmaniques secrètes des Himalayas et les enseignements ésotériques de Gautama, alors que les deux partis avaient d'abord été en antagonisme au sujet de leurs écoles rivales. La première, la mère de toutes les autres, avait été fondée, au-delà des Himalayas, bien des âges avant l'apparition de Shâkyamouni. Gautama en était un élève et c'était avec ces Sages Indiens qu'Il avait appris les vérités de la Sounygata, le vide et l'impermanence de toutes les choses terrestres évanescentes et les mystères de Prajnâ Pâramitâ, ou "savoir au-delà du Fleuve" qui [VI 115] conduit finalement "l'Etre Parfait" dans les régions de l'Unique Réalité. Mais Ses Arhats n'étaient pas Lui-même. Quelques-uns d'entre eux étaient ambitieux et modifièrent certains enseignements après les grands conciles et c'est à cause de ces "hérétiques" que l'Ecole-Mère refusa d'abord de mêler ses écoles avec les leurs, lorsque la persécution commença à chasser des Indes la Fraternité Esotérique. Mais enfin, lorsque la plupart d'entre eux se soumirent à la direction et au contrôle des principaux Ashrams, la Yogâchârya d'Aryâsanga se fondit avec la Loge la plus ancienne. C'est LA, en effet que, de temps immémorial, était caché l'espoir final et la lumière du monde, le salut de l'humanité. Nombreux sont les noms de cette  Ecole et de ce pays et celui de ce dernier est aujourd'hui considéré par les Orientalistes comme le nom mythique d'une contrée fabuleuse. C'est cependant de cette mystérieuse contrée que l'Hindou attend la venue de son Avatar Kalki, le Bouddhiste celle de son Maitreya, le Parsi celle de son Sosiosh, et le Juif celle de son Messie, et c'est de là aussi que les Chrétiens attendraient la venue de leur Christ – si seulement ils savaient.

169 Sa Skya pa, du monastère de Sa Shya (Terre grise) dans le Tsang supérieur.

170 Bkah-gdams-pa : un "conseiller". Ecole réformée du Tibet ; les membres sont renommés pour leur savoir et leur érudition linguistique.

171 Le Srotâpatti est celui qui a atteint le premier sentier de compréhension du réel et de l'irréel ; le Sakridâgâmin est le candidat à l'une des Initiations supérieures : "celui qui doit renaître une fois encore" ; Anâgâmin est celui qui a atteint le "troisième Sentier" ou, littéralement, "celui qui ne renaîtra plus" à moins qu'il ne le désire, pouvant opter pour renaître dans n'importe lequel des "mondes  des  Dieux"  ou  de  rester  en  Dévachan,  ou  de  choisir  un  corps  terrestre  dans  un but philanthropique. Un Arhat est celui qui a atteint le Sentier le plus haut ; il peut se plonger à volonté dans le Nirvâna, alors qu'il est ici, sur terre.

172 [Le Pratyéka Bouddha se trouve au même niveau que le Bouddha, mais Son œuvre pour le monde, n'a aucun rapport avec l'enseignement, et Son office a toujours été enveloppé de mystère. L'idée absurde que Lui, qui a atteint un pareil niveau surhumain de pouvoir, de sagesse et d'amour, pourrait être égoïste, se trouve dans les livres exotériques, sans que l'on comprenne comment elle a pu prendre naissance. H. P. B. m'a chargée de rectifier cette erreur, qu'elle avait copiée ailleurs dans un moment d'inattention. A. B.]

 

Là, et là seulement, règne Paranishpanna (Yong-Grüb), la compréhension absolument parfaite de l'Etre et du Non-Etre, la véritable Existence inchangeable dans l'Esprit, même lorsque celui-ci est, en apparence, engourdi dans le corps, dont tous les habitants sont des Non- Egos parce qu'ils sont devenus des Egos Parfaits. Leur vide est "soi- existant et parfait" – s'il y avait des yeux profanes pour le sentir et le percevoir – parce qu'il est devenu absolu : l'irréel avant été transformé en une Réalité non-conditionnée, et les réalités de notre monde s'étant évanouies dans leur propre nature, en air raréfié (non-existant). La "Vérité absolue" (Dondam-pay-den-pa ; en Sanscrit : Paramârthsatya) ayant vaincu la "vérité relative" (Kunza-bchi-den-pa ; en Sanscrit : Samvritisatya), les habitants de la région mystérieuse sont donc supposés avoir atteint l'état que l'on appelle, en langage mystique Svasamvédanâ ("réflexion auto- analytique") et Paramârtha, ou cette conscience absolue du personnel immergé dans l'Ego impersonnel, qui est au-dessus de tout et, par suite, au- dessus de l'illusion sous tous les rapports. Ses Bouddhas et Bodhisattvas "Parfaits" peuvent être, pour tous les subtils Bouddhistes, des  Etres célestes – et, par suite, hors d'atteinte, tandis que ces noms peuvent ne rien suggérer, ne rien dire, aux lourdes perceptions des Européens profanes. Qu'importe à Ceux qui, bien qu'habitant ce monde, vivent cependant en dehors et bien au-delà de notre terre illusoire ! Au-dessus d'Eux, il n'y a qu'une seule catégorie de Nirvânis, savoir : les Chos-Ku (Dharmakâya), ou les Nirvânis [VI 116] "sans restes" – les purs Aroûpa, les Souffles sans formes 173.

De là émergent occasionnellement les Bodhisattvas dans leur corps Proul-pa-Kou (ou Nirmânakâya) et, assumant un aspect ordinaire, ils instruisent les hommes. Il y a des incarnations conscientes, aussi bien que des incarnations inconscientes.

La plupart des doctrines que renferment les systèmes de Yogâchârya ou de Mahâyâna sont Esotériques comme le reste. Un beau jour, les Hindous et les Bouddhistes profanes pourront mettre en pièces la Bibleprise littéralement. L'éducation fait de rapides progrès en Asie, et il y a déjà eu quelques tentatives de ce genre, de sorte que les affaires pourront changer cruellement de face pour les Chrétiens. Quelles que puissent êtres les conclusions auxquelles ils arriveront les uns et les autres, elles n'atteindront jamais l'absurdité et l'injustice de quelques-unes des théories lancées par les Chrétiens contre leurs philosophies respectives. Ainsi, suivant Spense Hardy, l'Arhat, lors de sa mort, entre en Nirvâna :

C'est-à-dire cesse d'exister.

et, d'après le major Jacob, le Jîvanmoukta :

absorbé dans Brahma, commence une existence inconsciente, semblable à celle de la pierre 174.

Shankarâchârya est représenté comme ayant dit dans ses prolégomènes à la Shvétâshvatara :

La Gnose, une fois qu'elle est apparue, ne nécessite rien de plus pour la réalisation de son résultat : elle n'a besoin d'aide que pour pouvoir apparaître.

 173 C'est une idée erronée qui pousse les Orientalistes à interpréter littéralement les enseignements de l'Ecole Mahâyâna au sujet des trois différents corps, savoir le Proul-pa-Kou (Nirmamâkaya) ; Longehod-dzocpaig-Kou [ou long-Skou] et la Chos-Kou, comme appartenant tous à l'état Nirvanique. Il y a deux sortes de Nirvâna : le terrestre et celui des Esprits simplement désincarnés. Ces trois "corps" sont les trois enveloppes – toutes plus ou moins physiques – qui sont à la disposition de l'Adepte ayant franchi et traversé les six Pâramitas, ou "Sentiers" de Bouddha. Dès qu'il s'est engagé sur le septième, Il ne peut plus retourner sur la terre. Voyez Cosma, Jour. As. Soc. Beng., VII, 142 ; et Schott, Buddhismus, p. 9 qui expose le fait autrement.

174 Védânta Sàra, traduction du major Jacob, p. 119.

 

Le Théosophe, a-t-on prétendu, peut, tant qu'il vit,  faire le bien ou le mal à son gré, sans être entaché de péché, tant la Gnose est efficace. On prétend encore que la doctrine de Nirvâna se prête à des interprétations immorales et que [VI 117] les Quiétistes de toutes les époques ont été accusés d'immoralité 175.

Suivant Wassilyew 176 et Csoma de Köros 177, l'Ecole Prasanga adopta une façon particulière

De déduire l'absurdité et le caractère erroné de toutes les opinions ésotériques 178.

Ces interprétations [in]correctes de la Philosophie Bouddhiste sont couronnées par ce commentaire d'une thèse de l'Ecole Prasanga, d'après laquelle, Un Arhat même va en enfer, dans le cas où il met quelque chose en doute 179.

transformant ainsi, en un système de foi aveugle, la religion la plus libre penseuse du monde. Cette "menace" fait simplement allusion à la loi bien connue d'après laquelle un Initié même peut échouer et manquer ainsi le but, qu'il cherche à atteindre, s'il doute un seul instant de l'efficacité de ses pouvoirs psychiques – l'alphabet de l'Occultisme, comme le savent bien tous les Cabalistes.

La secte Tibétaine de Ngo-vo nyid-med par Mraba ("ceux qui nient l'existence" ou "considèrent la nature comme une Mâya") 180 ne peut être jamais comparée un seul instant à quelques-unes des écoles nihilistes ou matérialistes des Indes, comme l'Ecole Chârvâka. Ce sont, d'après leur manière  de  voir,  de  purs  Védântins,  s'il  en  fut  jamais.  Et  si  l'on peut comparer les Yogâchâryas aux Vishishtadvaitis Tibétains, ou leur donner ce nom, l'Ecole Prasanga est certainement la Philosophie Advaita de ce pays. Elle comportait deux divisions : l'une fut originairement fondée par Bhavaviveka, l'Ecole Svantatra Madhyamika, et l'autre le fut par Bouddha- pâlita : l'une et l'autre ont leurs divisions exotérique et ésotérique. Il est nécessaire d'appartenir à cette dernière pour connaître quelque chose des doctrines ésotériques de cette secte, la plus métaphysique et la plus philosophique de toutes. Chandrakirti (Dava Dagpa) rédigea ses commentaires des doctrines Prasanga et enseigna publiquement ; et il déclare [VI 118] expressément qu'il y a deux moyens d'entrer dans le "Sentier" qui mène au Nirvâna. Tout homme vertueux peut atteindre par Naljorngonsum ("la méditation par l'auto-perception") la compréhension intuitive des quatre Vérités, sans appartenir à un ordre monastique et sans avoir été initié. Dans ce cas, on considérait comme une hérésie de soutenir que les visions pouvant être amenées par ces méditations, ou Vishnâ (savoir interne) ne sont pas susceptibles d'erreurs (Nam-tog ou fausses visions), car elles le sont. Alaya seule, possédant une existence absolue et éternelle, peut jouir du savoir absolu ; et l'Initié lui-même, dans son corps Nirmânakâya 181 peut, occasionnellement, commettre une erreur en acceptant pour vrai ce qui est faux, au cours de ses explorations du Monde "Sans Causes". Le Bodhisattva Dharmakâya est seul infaillible, lorsqu'il est plongé dans le réel Samâdhi. Alaya ou Nying-po étant la racine et la base de tout, invisible et incompréhensible pour l'œil et l'intellect des humains, ne peut réfléchir que son reflet – et non Lui-même. Aussi ce reflet ne sera-t-il renvoyé, comme la lune dans les eaux tranquilles et claires, que dans l'intellect, dépourvu de passions, du Dharmakâya et serait déformé par les images fugitives de tout ce que perçoit un mental susceptible d'être lui-même troublé.

175 Ibid., p. 122.

176 Der Buddhismus, pp. 327, 357 et seq., cité par Schlagintweit.

177 Buddhism in Tibet, p. 41.

178 Jour. of. As. Soc. Bengal, VII, 114, cité comme plus haut.

179 Buddhism in Tibet, p. 44.

180 Ils soutiennent aussi l'existence d'une pure Nature, Unique et Absolue, Parabrahman ;  le caractère illusoire de tout ce qui est en dehors d'elle ; la conduite de l'Ame individuelle – un Rayon de "l'Universelle" – dans la véritable nature de l'existence et des choses, par la Yoga seule.

 

Bref, cette doctrine est celle de la Râja Yoga dans sa pratique des deux genres de Samadhi ; un des "Sentiers" conduit à la sphère de béatitude (Soukhâvati ou Dévachan) où l'homme jouit d'un bonheur parfait et sans mélange, tout en restant attaché à l'existence personnelle, et l'autre Sentier est celui qui conduit à la complète émancipation des mondes de l'illusion, du soi et de l'irréalité. Le premier est ouvert à tout le monde, et le mérite suffit pour l'atteindre ; le second – cent fois plus rapide – est atteint à l'aide du savoir (l'Initiation). Ainsi les disciples de l'Ecole Prasanga sont plus près du Bouddhisme Esotérique que ne le sont les Yogâchâryas, car leurs manières de voir sont celles des Ecoles les plus secrètes, et c'est seulement l'écho de ces doctrines que l'on trouve dans le Yamyangshapda et dans d'autres ouvrages qui sont en circulation dans le public. Par exemple, le caractère irréel de deux des trois divisions du temps [VI 119] est exposé dans les ouvrages publics, à savoir :

  1. qu'il n'y a ni passé ni futur, ces deux divisions étant corrélatives du présent ;
  2. que la réalité des choses ne peut être ni sentie ni perçue, sauf par celui qui a obtenu le corps Dharmakâya ; ici encore surgit une difficulté, puisque ce corps "sans restes" transporte l'Initié dans le Paranirvâna complet, si nous nous en tenons à l'explication exotérique littérale, et ne peut, en conséquence, ni sentir, ni percevoir.

181 Le Nirmânakâya (ou, vulgairement, le Nirvânakâya) est le corps, ou Soi "avec restes", ou avec l'influence des attributs terrestres qui, si spiritualisés qu'ils soient, s'attachent encore à ce Soi. Un initié en Dharmâkâya ou eu Nirvâna "sans restes", est le Jîvanmoukta, l'initié parfait, qui sépare entièrement son Soi supérieur de son corps, durant le Samâdhi. [On remarquera que ces deux mots sont employés ici dans un sens différent de celui qui a été précédemment indiqué – A. B.] [Certains étudiants ont des doutes à ce sujet, voir pages 366, 400, 401 de l'Edition anglaise.]

Mais il est évident que nos Orientalistes ne sentent pas le caveat de ces contradictions et ils continuent leurs spéculations sans s'arrêter pour réfléchir. La littérature qui traite du Mysticisme étant énorme, et la Russie, grâce à la facilité de ses rapports avec les Bouriats, les Shamans et les Mongols, ayant, à elle seule, acheté des bibliothèques entières sur le Tibet, les érudits devraient en savoir maintenant davantage. Il suffit cependant de lire ce qu'écrit Csoma au sujet de l'origine du Système Kâla Chakra 182, ou ce qu'écrit Vassilyew sur le Bouddhisme, pour renoncer à tout espoir de les voir aller plus profondément que l'écorce du "fruit défendu". Lorsque l'on entend dire, par Schlagintweit, que le Mysticisme Tibétain n'est pas le Yoga, Cette dévotion abstraite par laquelle sont acquis les pouvoirs surnaturels 183, ainsi que le Yoga est défini par Wilson, mais qu'il a des rapports étroits avec le Shamanisme Sibérien et qu'il est "presque identique au rituel Tântrika", et que le Zoungs Tibétain est les "Dhâranis" et que le Gyut n'est que les Tantras – la Tantra pré-chrétienne étant jugée d'après le rituel des Tântrikas modernes – on semble avoir presque le droit de soupçonner nos Orientalistes matérialistes d'agir comme les meilleurs finis et alliés des missionnaires. Tout ce qui est inconnu de nos géographes semble être une localité inexistante. Ainsi :

On raconte que le Mysticisme a pris naissance dans le pays fabuleux de Shambhala... Csoma, après de soigneuses recherches, place ce (fabuleux ?) pays au-delà du Sir Daria [Yaxartes] entre le 45ème  et le 50ème  degré de latitude Nord. Il ne commença à être connu aux Indes qu'en l'an 965 de notre ère et fut introduit... des Indes au Tibet, par la voie de Cachemire, en l'an 1025 de notre ère 184. [VI 120]

182 Les Livres "Sacrés" de Dous-Kyl-Khorlo ("Cercle du Temps"). Voyez le Jour. As. Soc., II, 57. Ces ouvrages furent abandonnés aux Dougpas du Sikkhim, depuis l'époque de la réforme de Tsong- Kha-pa.

183 Glossary of Judicial and Revenue Terms, art. "Yoga", cité dans Buddhism in Tibet, p. 47.

 184 Buddhism in Tibet, pp. 47-48.

 

"Il" veut dire le Dous-Kyi-Khorlo, ou Mysticisme Tibétain. Un système aussi ancien que l'homme, connu et mis en pratique dans l'Inde avant que l'Europe ne fût devenue un continent, "ne commença à être connu", nous dit-on, qu'il n'y a que neuf ou dix siècles ! Le texte des ouvrages qui en parlent, dans leur forme actuelle, peut même avoir "paru" plus tard, car il y a un grand nombre de ces textes qui ont été arrangés par les différentes sectes, pour les accommoder à leur fantaisie. Mais qui donc a lu le livre original sur le Dous-Kyi-Khorlo, écrit de nouveau par Tsong- Kha-pa avec ses Commentaires ? Considérant que ce grand Réformateur brûla tous les livres de Sorcellerie sur lesquels il put mettre la main en 1387 et qu'il a laissé toute une bibliothèque de ses propres ouvrages dont pas même un dixième n'a jamais été rendu public des affirmations comme celles que nous avons citées plus haut sont, tout au moins, prématurées. On cultive aussi cette idée tirée d'une heureuse hypothèse suggérée par l'abbé Hue que Tsong-Kha-pa emprunta sa sagesse et acquit ses pouvoirs extraordinaires grâce à ses rapports avec un étranger venu de l'Occident et "remarquable par son long nez". Le brave abbé pense que cet étranger "était un missionnaire Européen", ce qui expliquerait la remarquable ressemblance qui existe entre le rituel religieux du Tibet et l'office catholique Romain. L'ardent "Lama de Jéhovah" ne dit pas, néanmoins, quels étaient les cinq étrangers qui apparurent au Tibet en l'an 371 de notre ère, puis disparurent aussi soudainement et mystérieusement qu'ils étaient apparus, après avoir laissé au Roi Thothori-Nyang-tsan des instructions sur le mode d'emploi de certaines choses se trouvant dans une cassette, qui "était tombée du ciel" en sa présence, précisément quarante ans auparavant, soit en l'an 331 de notre ère 185.

 En général, les savants Européens confondent d'une manière regrettable les dates Orientales, mais jamais autant que lorsqu'il s'agit du Bouddhisme Tibétain. Aussi, bien que quelques-uns d'entre eux acceptent assez correctement que l'on fixe au VIIème  siècle la date de l'introduction

du Bouddhisme au Tibet, il y en a d'autres – comme Lassen et Koeppen par exemple – qui démontrent, en s'appuyant sur de bonnes autorités, l'un la construction d'un monastère Bouddhiste, [VI 121] sur le versant de la chaîne de Kailasa 186, à une date aussi reculée que l'an 137 avant Jésus- Christ 187 et l'autre, l'établissement du Bouddhisme au Pundjab, et au nord du Pundjab, dès l'an 292 avant Jésus-Christ. Cette différence, bien qu'insignifiante – il ne s'agit que d'un millier d'années – ne laisse pas que d'étonner. Mais on peut expliquer même cela au point de vue Esotérique. Le Bouddhisme – l'Esotérisme voilé de Bouddha – fut établi et s'enracina durant le VIIème siècle de l'ère Chrétienne, tandis que le véritable Bouddhisme Esotérique, c'est-à-dire le noyau, l'esprit même des doctrines du Tathâgata, fut apporté au lieu de sa naissance, berceau de l'humanité, par les Arhats choisis de Bouddha, qui furent envoyés pour lui trouver un refuge sûr, car Le Sage avait senti les dangers dès qu'il était entré dans Thonglam (le "Sentier pour obtenir la vision mystique" ou clairvoyance).

185 Buddhim in Tibet, pp. 63-64. Les Objets trouvés dans la cassette, tels qu'ils sont énumérés  dans la légende exotérique, sont, bien entendu symboliques. On peut les trouver mentionnés dans le Kanjur. On dit que c'étaient :

[1] deux mains jointes ; [2] un Choten (Stoûpa ou reliquaire) en miniature ; [3] un talisman portant l'inscription "Om mani padme hum" ; [4] un livre religieux, le Zamatog.

186 Nom sanscrit de la montagne sacrée du Tibet ; près de la Manasarowara ; c'est le Méru ; le paradis de Siwa, etc.

187 Alterhumskunde, II, 1872.

 

Au milieu de populations profondément plongées dans la Sorcellerie, cette tentative aboutit à un échec et ce fut seulement lorsque l'Ecole de la "Doctrine du Cœur" se fut fondue dans celle qui l'avait précédée, qui s'était établie bien des siècles auparavant sur le versant faisant face au Tibet Occidental, que le Bouddhisme s'installa enfin avec ses deux écoles distinctes – la division Esotérique et la division exotérique – dans le pays des Bon-pa.